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 Robert Wyatt - Rocksound - n° 3 - janvier/février 1993



Des premiers balbutiements de Soft Machine au Grand Prix de l'Académie Charles Cros décerné à "Rock bottom" en 1974, la musique de Robert Wyatt a toujours emballé les Français. Alors que Rough Trade publie la collection rétrospective "Mid eighties" et que le label Voiceprint compile des ébauches jazzy intitulées "A short break", Pierre Perrone est allé rencontrer le chanteur qui demeure l'une des figures légendaires du rock britannique des vingt dernières années.

A la base, je suis un fan. J'écoute les disques des autres et, à l'occasion, je concocte les miens" déclare volontiers Robert Wyatt. La carrière du musicien reflète tout à fait cette ambivalence de l'amateur et du créateur.

Robert vit le jour à Bristol le 28 janvier 1945. Sa mère "travaillait pour la BBC. Elle aimait des compositeurs comme Monteverdi tandis que mon pater préférait Prokofiev et Benjamin Britten. Pendant la deuxième guerre mondiale, mon père a découvert le jazz. il a vu Fats Waller dans un film intitulé "Stormy Weather" et il m'en a parlé. C'est grâce à lui que j'ai découvert Duke Ellington et que le jazz a joué un rôle si important dans ma vie" ajoute Wyatt qui se souvient également d'un film qui l'a beaucoup marqué. "Ascenseur pour l'échafaud" de Louis Malle avec une bande originale de Miles Davis.

"J'avais dix ou onze ans lorsque j'ai vu ce film à Paris : incapable de suivre le dialogue, je me suis laissé bercer par la musique tout en regardant Jeanne Moreau qui chialait dans des cabines téléphoniques. Le jazz m'a tout de suite fasciné même si, à l'époque, j'avais l'intention de me consacrer à la peinture. J'avais étudié le violon et la trompette à l'école mais le solfège ne m'avait jamais intéressé"
soupire Robert.


MACHINE MOLLE

En 1962, notre bonhomme se retrouva au collège des beaux-arts de Canterbury. Il passait le plus clair de son temps "à écouter des disques de jazz fabuleux tout en peignant des croûtes minables. Un peu plus tard, j'ai rencontré Hugh Hopper et Daevid Allen. Nous nous sommes mis à concocter une musique improvisée qui ne ressemblait guère à du jazz même si nous nous inspirions dés disques d'Ornette Coleman, de Ray Charles et de Nina Simone. Nous avons commencé à pondre des compositions bien à nous qui étaient plutôt avant-gardistes ; nous bricolions avec des bandes magnétiques et nous inventions des trucs pas croyables, encore plus bizarres que ceux que nous avons mis en boîte par la suite", précise Wyatt.

A l'époque, le groupe s'appelait Wilde Flowers et changeait constamment de personnel. Robert sourit en disant que "les fans sont fascinés par ce qu'ils ont baptisé la scène de Canterbury. En fait, c'était une ville provinciale vachement chiante. Il n'y avait pas des tas de musiciens : les jeunes qui s'emmerdaient et voulaient faire du boucan et de la musique faisaient cause commune. Les futurs membres de Caravan sont passés dans nos rangs. Un beau jour, Kevin Ayers est arrivé avec ses chansons influencées par le calypso et la bossa-nova. Il aimait aussi beaucoup les Kinks et il s'est mis à composer comme Ray Davies".




Inspirés par le bouquin de William Burroughs, Wyatt (batterie), Allen (guitare), Ayers (basse) et Mike Ratledge (claviers) se rebaptisèrent Soft Machine. En 1967, ils se produisirent avec Pink Floyd dans les clubs underground de la capitale britannique avant de publier un simple intitulé "Love makes sweet music". Kim Fowley et Jimi Hendrix participèrent aux sessions. Le 45 tours passa inaperçu dans le Royaume-Uni mais pas en France. Les quatre musiciens participèrent à un happening qui se déroulait à St-Tropez : il s'agissait d'une version du "Désir attrapé par la queue" de Picasso mis en scène par Alan Zion. Les gendarmes n'appréciaient guère les frasques de ces pseudo-hippies et débarquèrent pour disperser cette ménagerie. Le groupe remit le cap sur la Grande-Bretagne mais Daevid Allen, dont le passeport australien n'était pas en règle, se vit obligé de rester à Paris où il fonda un autre groupe légendaire, les fameux Gong (dont les pérégrinations justifieraient à elles seules un article dans une future édition de Collector, les habitants de la curieuse planète Gong ayant établi avec Magma les fondations de la scène musicale française du début des années 70). En 1968, Soft Machine embauchèrent Andy Summers (futur guitariste de Police) et tournèrent aux USA en première partie de Jimi Hendrix. Ce line-up ne fit pas long feu et se sépara après avoir mis en boîte un album qui ne sortit qu'à la fin de l'année. Hopper remplaça Ayers et l'arrivée d'Elton Dean au saxophone transforma peu à peu Soft Machine en groupe de jazz-rock ésotérique qui publiait des albums intitulés "Third" ou "Fourth".

Avec le recul d'une vingtaine d'années, Robert admet que les musiciens n'avaient "pas beaucoup d'atomes crochus. Hugh Hopper est le seul à avoir continué dans le même sens que moi. Il a d'ailleurs composé la musique de "Lisp service" que l'on retrouve sur "Dondestan", mon dernier véritable album paru en 1991. En concert, ça décollait quelquefois mais les disques de Soft Machine ne cassent pas trois pattes à un canard", avoue Wyatt qui avait déjà à l'époque enregistré un album solo intitulé "The end of an ear". Il plaqua le groupe en 1971 et monta Matching Mole (un jeu de mots laid sur la traduction française du nom de l'orchestre précédent : Soft Machine = Machine Molle. Vous suivez?) au sein duquel il se sentait "beaucoup plus à l'aise. Les trois autres musiciens étaient des potes à moi. c'était sympa. Nous étions vachement influencés par Lifetime, le groupe de jazz-rock de Tony Williams et nous nous sommes remis à improviser".

Fin 1973. alors qu'il s'apprêtait à partir en tournée avec son groupe, Robert fut la victime d'un tragique accident. Il s'était rendu à une sauterie où le vin coulait à flots et, dans le feu de l'action, le pauvre Wyatt tomba d'un balcon et se fractura plusieurs vertèbres. Il est depuis paraplégique, paralysé des deux jambes.

LE FEU SACRÉ

Les musiciens britanniques ne perdirent pas de temps pour venir en aide à leur collègue : Pink Floyd mirent sur pied un concert au bénéfice de Robert. Du coup, au lieu de sombrer dans la déprime, notre bonhomme passa le plus clair de sa convalescence à concocter les compositions que l'on retrouva sur "Rock bottom", l'album solo qui paru chez Virgin en 1974. Ceci dit, lorsqu'on mentionne Richard Branson, le grand manitou du label, Wyatt ne mâche pas ses mots : "les gens l'ont pris pour un idéaliste parce qu'il avait les cheveux longs mais ça ne voulait rien dire. Il ne comprenait rien à la musique et faisait confiance à Simon Draper qui était un fan de Soft Machine. Comme le label démarrait, il voulait embaucher des gens qui étaient relativement connus comme Gong, Hatfield and the North et moi. Branson avait réalisé qu'il était possible de vendre des albums d'un artiste sans avoir au préalable besoin d'un hit. Pas besoin d'aller chercher plus loin", soupire Robert qui curieusement se retrouva dans les charts cette année-là avec une reprise inattendue du "l'm a believer" des Monkees.

Le chanteur fait la grimace : "ce n'était pas vraiment un hit. Dans une interview, j'avais eu le malheur de mentionner mes chansons préférées (c'était l'époque de "Pin ups" et autres albums de cover versions de David Bowie et de Bryan Ferry). J'avais choisi des trucs de Roxy Music, des Beatles et, pour rigoler, j'ai dit les Monkees. Draper m'a presque forcé à mettre en boîte "l'm a believer", le pire c'est que j'ai réalisé qu'en fait c'était "Last train to Clarksville" que je voulais enregistrer, pas une foutue composition de Neil Diamond. Trop tard, la machine était déjà en route : Nick Mason, de Pink Floyd, qui était un de mes potes, a tenu la batterie, Fred Frith d'Henry Cow a assuré le violon et la guitare, Dave McRae d'Hatfield and the North était aux claviers. C'est une plaisanterie qui a foiré" lance Wyatt qui concède toutefois que "ça a valu la peine rien que pour voir la tronche des gens lorsque nous avons participé à Top of the Pops". Le passage d'un artiste dans un fauteuil roulant au hit-parade télévisé de la BBC créa un précédent qui fit beaucoup pour les handicapés.

Fin 1974 les critiques musicaux français donnèrent un autre coup de main à la carrière de Robert en lui décernant le Grand Prix de l'Académie Charles Cros pour "Rock Bottom". En repensant à la cérémonie, le chanteur sourit : "Ça m'a vraiment motivé parce que je ne savais pas vraiment ce dont j'étais capable dans un fauteuil roulant. Je n'ai jamais retrouvé l'arrogance que j'avais derrière ma batterie mais, lorsque j'ai reçu cette récompense, j'ai compris qu'il fallait que je tire le meilleur parti des ressources que j'avais à ma disposition. Je pouvais assurer les percussions avec mes mains et ça ne m'a pas trop gêné de ne pas pouvoir tenir la batterie : Laurie Allen (ex-Gong) avait un style qui ressemblait au mien et j'étais vachement préoccupé par mes claviers, mes vocaux et le fait que c'est moi qui devais mettre en scène le disque en donnant des instructions à mes accompagnateurs. C'est seulement ces dernières années que je me suis remis à jouer de la batterie : j'ai eu le temps de réapprendre et d'adapter mon jeu à mes limites. Mais à l'époque, ce qui comptait, c'était de peaufiner les chansons" explique Wyatt "Ruth is stranger than Richard" parut l'année suivante. des compositions comme "Soup song" et "Team spirit" continuent à emballer le chanteur qui remonta à l'époque sur les planches. "Encore une fois, tous mes potes m'ont filé un coup de main. Mike Oldfield était de la partie mais j'ai réalisé que j'avais plus le trac en tant que chanteur que lorsque je pouvais me cacher derrière ma batterie. Ça m'étonnerait que je remonte sur scène de si tôt" concède Robert.

SIMPLE COMME BONJOUR

La muse semble avoir quelque peu déserté notre bonhomme qui attend maintenant "d'avoir accumulé assez de trucs pour un album. Je n'ai pas l'intention d'encombrer les ondes radios comme je le faisais autrefois. Je laisse ça aux jeunes", déclare-t-il sans aucune trace d'amertume dans sa voix fluette. Pourtant, au début des années 80, Wyatt publia une ribambelle de singles sur le label indépendant Rough Trade.


Pour le chanteur, il s'agissait avant tout "d'adopter une attitude de journaliste. Même si j'étais d'une génération différente, j'appréciais beaucoup l'enthousiasme du mouvement punk, le fait que personne ne se prenait trop au sérieux, qu'en deux temps trois mouvements, on pouvait mettre en boîte un 45 tours, le sortir et passer à un autre quelques semaines plus tard. J'aime beaucoup "Caimanera" et ma version de "At last I am free" qui était une adaptation mélancolique d'un titre disco" explique-t-il. Comme l'explique Robert, "cette série de simples ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd. Clive Langer et Elvis Costello avaient apprécié mon interprétation de "Strange fruit" et l'accompagnement avec contrebasse, piano et balais, très fin de soirée dans un night-club enfumé, de "At last I am free". Ils m'ont envoyé une maquette de "Shipbuilding", une composition que Costello trouvait sans doute trop mélodramatique pour son répertoire. A ma grande surprise, j'ai réalisé que la composition allait comme un gant à mon style et que je ne pouvais pas refuser de l'enregistrer. J'admire énormément ce que fait Elvis Costello, il est tellement prolifique, tout le contraire de moi. Il a des tas d'idées, il déborde d'énergie et d'enthousiasme. Tout est bon : Chet Baker, la musique country, le vieux rock, la vague punk, tout l'intéresse. Et il n'a pas la grosse tête. Ce qui le motive c'est de mettre en boîte des disques qui valent le coup. Cette collaboration était parfaite et a marqué cette année là", ajoute Wyatt en repensant sans doute aux paroles de cette chanson qui examinait le conflit des Malouines. Le chanteur a longtemps pris un malin plaisir à donner un coup de pouce à de bonnes causes (voir le "Pigs in there" de l'album "Végétarien" "Artists for animals", "The liberator" qui figure sur l'album rétrospective "Mid-eighties", réédition qui combine l'intégrale de "Old rottenhat" et une ribambelle de simples et de faces B) mais il avoue "avoir de moins en moins le temps de filer un coup de main à d'autres artistes. Collaborer avec d'autres, ça me permet de lubrifier les pièces du moteur mais on retrouve ce que je définis vraiment comme étant ma musique bien à moi dans des disques comme "Rock bottom". "Old rottenhat" et "Dondestan".

ENGAGE

Au fil des années, Robert est devenu de plus en plus engagé, enregistrant des titres comme "Biko", "Chairman Mao", "The United States of Amnesia", "Trade Union", "The wind of change", "When I think about my country" et militant pour le Parti Communiste britannique. Ceci ne l'empêche pas d'avoir un sens de l'humour irrévérencieux . Il intitula l'un des albums de Matching Mole "Little red record" (allusion ironique au livre rouge de Mao et, sur "Dondestan", il n'avait pas hésité à se présenter comme un "Left on man" qui refuse de changer. "Je me moque de moi-même mais je considère toujours que le néo-colonialisme des pays occidentaux est lamentable, que l'impérialisme économique est dégueulasse et que ça n'a guère avancé les Soviétiques d'avoir Mc Donald's ou Pizza Hut à Moscou. On a présenté ça comme un exemple d'une certaine diversité mais, à mon avis, c'est plutôt un symptôme de l'uniformité qu'on retrouve aux quatre coins de la planète", soupire notre bonhomme qui évite généralement de lire les journaux et préfère éplucher des bouquins "Deterring democracy" de Noam Chomsky. "The sight of the wind" est d'après Wyatt la composition qui résumait le mieux la démarche de "Dondestan". "J'ai utilisé certains effets sonores qui datent de "Rock bottom" et j'ai ressorti ce vieil orgue au son caractéristique qui a bien collé au poème d'Alfie" élabore le chanteur qui avoue "avoir eu du mal à pondre des lyrics. J'avais des tas d'idées musicales mais au niveau des paroles, ça coinçait. Et puis, après avoir longtemps tourné en rond, j'ai réalisé que mon épouse avait écrit des tas de poèmes que je pouvais mettre en musique. Je n'ai donc pas hésité à les lui piquer", lance Robert en faisant un clin d'œil à Alfreda Benge qui était présente pendant notre interview. Le couple a abandonné la capitale britannique et réside maintenant dans une petite ville du Lincolnshire où Wyatt peut se promener "en fauteuil roulant sans trop de difficultés. Les activités culturelles sont limitées ce qui n'est pas plus mal puisque ça m'oblige à travailler dans ma salle de musique. Plus j'y suis, plus je risque d'arriver à créer quelque chose. Je ne suis pas musicalement incontinent !" lance-t-il en se moquant de sa situation.

Le chanteur admet que "Dondestan" n'existe pas. "C'est une sorte de pays mythique que j'ai inventé, peut-être parce que je n'ai guère l'impression d'avoir des racines. Tous ces conflits nationalistes qui remontent à la surface me fascinent même si je dois avouer que j'ai tiqué lorsque je suis rentré du studio où je venais de mentionner les kurdes dans mes paroles et que j'ai réalisé qu'on ne parlait que d'eux à la télé. En mentionnant des événements précis dans mes compositions, je cours toujours le risque de ne plus être d'actualité. J'essaie en général de faire passer un autre message plus général en me servant d'exemples particuliers qui seront peut-être un jour datés. Lorsque j'ai chanté "Born again Christian", je ne m'attendais pas à ce qu'on libère Nelson Mandela de si tôt. Mes textes seront redondants lorsque tout ira bien dans le monde" ajoute Robert sans jamais tomber dans l'humanisme grandiloquent d'un Jim Kerr ou d'un Bono. Wyatt est toujours surpris par le succès de ses disques à l'étranger. "C'est vrai qu'à la grande époque de Soft Machine, je me produisais plus en France qu'en Angleterre. Et n'oublions pas que les Français sont des fanas de jazz que ce soit le be-bop, Oscar Peterson, Thelonious Monk, Errol Garner" élabore notre bonhomme tandis que je songe un instant à le comparer à ces géants de la musique du vingtième siècle.

L'humilité du chanteur m'empêche de le couvrir de lauriers, d'autant qu'il se moque une fois de plus des difficultés qu'il éprouve à s'exprimer en français. "Un journaliste de Libération avait autrefois eu le malheur de me dire que je parlais sa langue comme un pied et j'ai laissé tomber. Quand j'essaie de parler français, j'ai l'impression que mon cerveau est un œuf brouillé", soupire-t-il alors que je prends congé. Robert Wyatt ne devrait pas se faire de souci: sa musique intimiste transcende toutes les barrières.


Pierre Perrone



ROBERT WYATT : MID EIGHTIES (Rough Trade/VIRGIN)


Saluons, avec toute la déférence qu'il convient, l'opportunité (autant que "l'opportunisme" en ces temps alléchants d'étrennes) de Rough Trade qui offre avec "Mid eighties" un survol circonstancié de l'activité musicale de Robert Wyatt au sein du label et du Cartel à la période charnière 1984-1985.

Centrée autour de l'album Old rottenhat", sorti en décembre 1985 et 1er album solo de Wyatt depuis "Ruth is stranger than Richard" publié une décennie plus tôt chez Virgin et dont elle reprend l'intégralité des 10 titres, cette compilation offre l'intérêt majeur pour tous ceux qui ne collectionnaient pas de façon maniaque les 45 t séminaux publiés au compte-goutte par "le reclus" du Lincolnshire d'accéder aux 8 titres (Maxi 45, B sides et collaborations aux LP collectifs du Cartel ) qui ont préparé et annoncé en 1984 la Genèse de "Old rottenhat".

Le maxi 45 (4 titres) "Work in progress" qui ouvre magnifiquement cette compil est à lui seul le résumé parfait des années Wyatt/Rough Trade (80/84) qualifiées par facilité "d'engagées et de militantes". Retiré du monde, physiquement cloué sur sa chaise roulante, condamné à l'artisanat du 4 pistes, Robert Wyatt applique à la lettre le mot d'ordre conceptuel d'un Kandinsky qui veut que tout artiste opératif et conscient de son art soit déjà, à lui seul une minorité opprimée.

D'où le processus de validation et de sublimation de son travail (qui passe nécessairement par un engagement mondialiste auprès de tous ceux qui, dans un monde dominé par la "barbarie triomphante" du néocolonialisme et le travail d'uniformisation culturelle engendrée par la logique du capitalisme, combattent pour assurer la reconnaissance légitime de leurs droits et de leur dignité.

Mondialisme. conscience et humanisme : Robert Wyatt. en Artiste Absolu, a raison 10 ans avant tout le monde. Devant l'effondrement des messianismes d'état et les idéologies "libératrices" marxisantes, l'engagement (concept sartrien si obsolète qu'on peut lui prédire un retour en force) redevient un humanisme, un combat personnel et intime, au plus près de l'être. D'où l'absolue évidence et modernité des reprises telles que "Biko" (reléguant le tiers-mondiste Peter Gabriel au rang d'un vulgaire et pompeux bateleur de tréteaux médiatiques) ou "Te recuerdo Amanda" (du révolutionnaire et martyrisé chilien Victor Jara). Minimalisme, recueillement, scansion haletante d'une voix de tête, torturée et sereine, qui tutoie les anges mais célèbre la finitude des corps qui souffrent, la litanie envoûtante d'un orgue qui pervertit le concept même de religieux en le débarrassant de ses oripeaux grandiloquents ou prétentieux (cf. Eno, Emerson) pour mieux en exprimer l'essence : re-lier les consciences. Tout l'art de Wyatt est là - et qui va illuminer l'album "Old rottenhat" - : dénoncer l'intolérable mais échapper par une stylisation épurée (à la limite de la pauvreté - comme de l'arte povere ou des primitivistes italiens du Quattrocento) à la contingence historique pour viser l'universel. Emotion intacte, une musique qui ne prend pas une ride puisque hors du temps et des modes, une fidélité absolue a la "ligne claire" et au dépouillement qui place Robert Wyatt à la hauteur séminale d'un Lou Reed et peut-être même plus haut puisque celui-ci a l'intelligence que n'a plus celui-là : affirmer sa personnalité en évitant les pièges dorés de l'ego.


Dépouillement poussé à l'extrême avec "Pigs... (in there)" contribution à l'album collectif "Artists for animals" où Wyatt aux côtés de Durutti Column, Madness, Style Council et Anne Clark, dénonce l'indignité humaine infligeant des traitements dégradants aux animaux. Aucune indignation ni dénonciation, seulement une voix, exilée du plus profond d'elle-même, qui se déshumanise progressivement, cancérisation technologique de l'inhumanité en acte : terrifiant d'efficacité. Une grande leçon de Savoir-Vivre.

Enfin deux grandes perles n'appartenant pas à la ligne "engagée": "Memories of you" et "Round midnight", superbes covers en B side du maxi "Shipbuilding" produit par Elvis Costello et sorti en novembre 1982. Hommage appuyé de Wyatt aux influences jazzistiques qui ont fortement influencé ses débuts musicaux (cf. article ci-dessus). Avec "Memories of you" composé par le pianiste américain Eubie Blake en 1930, spécialiste du ragtime, hommage paternel et écho assourdi du "Memories" composé par Hugh Hopper et B side de son premier single solo "l'm a believer" sorti en septembre 1974. Mélodie poignante, tempo ralenti, une nostalgie du fond des âges "Héroiques" de l'âme noire. Une très grande démonstration des possibilités vocales et harmoniques de Wyatt et une charge émotionnelle qui l'apparente idéalement aux dernières œuvres de la grande Billy Holiday. Avec l'impérissable "Round midnight" d'un autre grand reclus et génie musical Theolonus Monk, Wyatt salue son maître : le prince de l'économie, le grand architecte du silence, le Gary Fisher de la syncope. Un hommage sublime : Monk venait de s'éteindre 6 mois avant la sortie de "Shipbuilding". Il va sans dire que ces "minimalia" wyattiennes sont indispensables non seulement aux amateurs du grand Bob ( s'ils ne les ont déjà ) mais à tous ceux qui recherchent l'exigence musicale et la perfection formelle alliées aux plus hautes qualités humaines. Wyatt est incontournable et il le prouve une fois de plus à travers ces fragments et œuvres "de circonstances" où son art est au plus haut, entre minimalisme formel et charge émotionnelle maximale avec ce chant qui est, pour citer Marc Edouard Nabe. "l'oubli et la mémoire simultanée de tout ce qu'elle a souffert'". (SOFT MAD)


 






 

P.S. Une ou deux "réserves" méthodologiques sur la pertinence de la compilation Mid eighties :

1- pourquoi avoir oublié "Shipbuilding", la sublime collaboration Costello-Wyatt ?

2- pourquoi avoir omis les 2 litres : "Moments of delight" et "in the dark year" enregistrés par R. Wyatt avec le personnel d'Henry Cow en novembre 1984 sur 'The Last Nightingale" (45 t maxi, 5 titres, Recommended Records), superbes compositions free-jazz et s'insérant parfaitement dans la période traitée ?

3- pourquoi avoir écarté l'intégralité des 45 t Rough Trade ("Aranco", "Caimanera", et "At last I am free", "Strange
fruit", "Stalin was'n't slallin" et "Grass") quitte à faire un double CD, ou à écarter "Old Rottenhat" et en faire une compilation Rough Trade singles à part entière ?

Quien sabe, Amigo !



 
       
     
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