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 Robert Wyatt - Virgin Megaweb - août 1997



ROBERT WYATT



Les rêves, l'inspiration et les engagements d'un très grand bonhomme au rock bizarre, authentique et sophistiqué.


On a tendance à l'oublier : Robert Wyatt a presque autant marqué la musique d'aujourd'hui que Brian Eno, avec lequel il a d'ailleurs souvent joué et qu'on retrouve sur son extraordinaire nouvel album : "Shleep". A la grande époque psychédélique de la fin des années soixante, alors qu'il était le batteur et le chanteur de Soft Machine, Wyatt a créé une pop teintée de jazz et d'expérimentation, marquée par des mouvements artistiques poétiques et rebelles tels le surréalisme et son petit frère le dadaïsme, auquel notre Musée imaginaire est consacré sur le Megaweb. Un peu plus tard, en 1974, il est l'auteur de l'un des chefs-d'oeuvre absolus de l'histoire du rock : "Rock Bottom". Un disque à pleurer d'émotion. Mais peut-on parler de rock ? Et pourquoi pas trip hop avant l'heure ? Ou pop jazz romantique ? "Shleep", le nouvel album de Wyatt, renoue avec les ballades inclassables de "Rock Bottom". Outre Eno, on y retrouve Paul Weller, Phil Manzanera et les jazzmen Philip Catherine et Evan Parker. Depuis son accident il y a maintenant 22 ans, Robert Wyatt se déplace en fauteuil roulant. C'est un sage. Une sorte d'ermite à la barbe d'immortel. Lors de l'entretien - exercice qu'il ne prise guère -, l'homme hésite, cherche ses mots. Il parle de musique, de politique aussi. D'un côté, il avoue être totalement débranché de toutes les modes musicales d'aujourd'hui. De l'autre, lorsqu'on se berce aux mélodies et aux subtils arrangements de "Shleep", on se dit que sa musique ne vieillira jamais...


VIRGIN MEGAWEB : Ta musique oscille sans cesse entre la terre et le ciel, la politique et la poésie, le communisme et le surréalisme. Or en écoutant "Shleep", j'ai plutôt eu un sentiment d'insurrection esthétique que de révolution politique.. .

ROBERT WYATT : Je n'ai pas vraiment changé. Je ne change pas. Mais les circonstances, elles, changent beaucoup. Quand j'écris des chansons, je ne sais pas où je vais, je ne sais ce que je fais. J'utilise mes instincts. Pas ma raison. Je sens si cela marche. C'est impossible de se défiler. Rétrospectivement, on peut catégoriser...

Je ne cherchais pas à catégoriser, plutôt à comprendre, à qualifier...

Oh, tu sais, j'accepte tout à fait ton point de vue... Moi, je suis aussi surpris par ce qui se passe sur le papier que toi en écoutant l'album. La seule constance entre "Dondestan" et cet album, c'est que la moitié des textes est écrite par Alfie, ma femme. Je ne sais pas pourquoi, mais les textes d'Alfie sont pour moi un merveilleux point de départ. Cela fonctionne. Et pourtant elle a une sensibilité très différente de la mienne. Question politique, elle est bien mieux éduquée que moi, mais ça ne se voit pas du tout dans ses paroles. Ce n'est pas qu'elle regarde le monde ou ses proches différemment. L'écriture, pour moi, est quelque chose d'incompréhensible. J'ai l'impression de n'avoir jamais fait de musique rebelle. Je ne suis pas, eh bien...

Un artiste engagé ?...

L'engagement n'est pas la rébellion. Je suis engagé, mais je ne suis pas un soldat. Je n'ai pas de mission. Je n'ai pas de conquête à faire, pas de bataille à gagner contre mes ennemis. Je n'ai qu'une règle, très simple : être honnête avec mes sentiments sur le monde, sur la vie... C'est tout. Et si, au final, cela ne semble pas la même vision que celle du gouvernement, certains voient ça comme rebelle, mais dans mon esprit, cela ne l'est pas du tout. C'est le gouvernement qui est rebelle : il n'est pas d'accord avec moi. Ce n'est pas ma faute ! (rires) Moi, je suis vraiment un lâche. J'aime la paix, l'unanimité, l'anonymat. Je n'ai pas le désir de marquer ma différence. Juste être en accord avec mes textes, être authentique en somme. L'art, pour moi, est juste un jeu. L'artiste continue à jouer comme quand il était gamin. On a une vie très enviable, parce qu'on joue encore. Nous sommes des enfants joueurs à un âge où la majorité des gens pensent qu'ils doivent arrêter et devenir des adultes. L'artiste ne devient jamais adulte.

Tu as des enfants ?

Oui, je suis même grand-père depuis quelques mois. Mon fils est presque aussi fou que moi. Jouer c'est une préparation à l'âge adulte. Mais, pour moi, c'est aussi une raison de vivre. Tu as parlé de surréalisme. C'est important, pour tout homme, de préserver cette soif de découverte, cette naïveté enfantine, et d'écouter, de réagir avec la fraîcheur d'un enfant. C'est ça, pour moi, le travail d'un artiste, d'un musicien... Ce n'est pas la même chose qu'être enfant. C'en est la continuation.

"Shleep", l'album, est à la fois enfantin et complexe, notamment la musique, qui rappelle même parfois "Rock Bottom"... et qui est très variée, avec du sax, de la percus, des tas de sons...

Pendant des années, j'ai travaillé quasiment tout seul, juste avec Alfie. Je suis devenu trop solitaire. Je n'ai jamais été très heureux dans les groupes. Mais, là, je crois que partager ma musique avec d'autres musiciens me manquait. Le problème, c'est que c'est frustrant de jouer avec des musiciens qui se contentent de bien jouer ta musique, un point c'est tout. Inversement, s'ils jouent leur truc à eux, sans se préoccuper de ta musique, c'est encore pire ! (rires) J'aime les musiciens qui gardent leur personnalité même lorsqu'ils se mettent au service d'un autre. C'est pourquoi je les ai soigneusement choisis pour "Shleep", capables de m'aider, mais avec assez de confiance en eux pour ne pas gommer leur caractère. Histoire d'éviter l'ennui (rires)...

Comment s'est passé l'enregistrement ?

Magnifiquement. Nous étions dans les studios de Phil Manzarena, sans avoir la moindre pression. Ces dernières années, j'étais plutôt mal. Je me sentais coincé. Le seul moment agréable, je l'avais passé lors d'un enregistrement avec John Greaves. Et là, de nouveau, j'ai pris un grand plaisir à enregistrer, à jouer avec tous les musiciens de "Shleep", ceux qui je connaissais comme ceux que je ne connaissais pas...

C'est drôle de retrouver Brian Eno avec toi. Peu de gens le savent, mais tu étais l'un des seuls musiciens en dehors de Brian Eno à être crédité en 1978 sur "Ambient 1", le premier album "officiel" de sa série ambient...

Cela me fait plaisir que tu l'es remarqué. C'est vrai, à l'époque, nous avions des idées très proches. Il a d'ailleurs collaboré à mon album "Ruth Is Stranger Than Richard", peu avant "Ambient 1". On a travaillé ensemble sur un air d'Offenbach (rires). Sur "Ambient 1, Music for Airport", il m'a invité dans son studio, j'ai joué au piano, et il m'a crédité sur un titre que je co-signe. Il aurait pu ne pas me créditer. Il a été très généreux. C'est un homme très gentil.

Et un visionnaire formidable, un grand bonhomme...

Oui, mais parfois, ces deux hommes, l'homme généreux et le grand homme, ne sont pas ensemble. Ils ne font pas une seule et même personne.

Tu veux dire qu'il est le plus souvent l'un ou l'autre, mais rarement les deux en même temps ?

C'est un peu ça, il est rarement les deux à la fois... (rires) Mais je l'adore !

Evan Parker, dont j'ai adoré le jeu, est un saxophoniste de jazz ?

Oui. Mais je crois qu'il préfère parler d'impro-jazz que de jazz...

Tu joues plus que jamais avec les mots, à l'image du titre "Shleep", entre "Sleep" et "Sheep", le sommeil et le mouton...

Mes textes sont un cauchemar pour les traducteurs. J'utilise l'anglais de façon très irrespectueuse. Je le change à ma guise. J'invente mes mots...

Il y a beaucoup de rêve et d'utopie dans "Shleep" aussi, mais d'utopie concrète, à vivre dans sa vie quotidienne...

C'est une idée intéressante. Faire de la musique, pour moi, c'est comme une grenouille qui plonge à nouveau dans l'eau, un retour aux origines, à la vie du têtard. L'eau est plus visqueuse que l'air. Faire de la musique, c'est un peu vivre dans une eau imaginaire. On est déjà dans le pays des rêves. Ce que je préfère, c'est l'oubli. On dort. Ailleurs. L'oubli. Mais, vivant, on ne peut pas trouver l'oubli, même si on essaye. Si l'album a un sujet, c'est celui-là. On veut des rêves, mais ils sont toujours troublés, interrompus, et ils peuvent devenir des cauchemars. Mais je ne savais pas tout ça lorsque je faisais le disque, je le découvre maintenant...

C'est pour ça qu'on se voit après et pas avant !...

Avant, je n'aurais rien eu à dire. Mais vraiment rien ! (rires)

Le seul titre qui sonne politique, mais toujours de façon poétique et soft, c'est "Blues in Bob Minor", comment est né ce texte ?

Oh, je l'ai écrit trop vite... Très très vite. J'avais écrit un texte très simple. Je l'ai fait lire à Alfie qui m'a dit qu'il était totalement ridicule. C'était un texte dérivé d'une pub en Angleterre, pour une voiture française, la Renault Clio. Il y avait deux personnages, Nicole et papa, et ça répétait sans cesse Nicole, Papa, Nicole, Papa. Je me suis dit que j'écrirais une chanson comme ça : Oh Alfie, Oh Alfie, Oh Alfie... Il n'y avait que ça. Alfie m'a dit que ce n'était pas possible de chanter ça, qu'il fallait des paroles, que ces deux mots sans cesse répétés c'était ennuyeux. Alors, en colère, je me suis dit que j'écrirais plus de mots que jamais. Plein de mots ! Ecrivant ça, je me suis souvenu de Bob Dylan. Dylan était beaucoup plus intéressant que tous les chanteurs de folk parce qu'il chantait des textes compliqués, et avec un débit très très rapide... Alors, plutôt que d'essayer de chanter "Subterrean Homesick Blues", dont je n'arrivais plus à me souvenir, j'ai écrit "Blues in Bob Minor"... C'est tout. C'est un exercice sonore. Cela ne veut rien dire...

Mais tous ces personnages, le long de la chanson, "Martha au gouvernement", "Roger", "Eartha Kitty"...

Ils existent. Car je pense à des gens, à des situations lorsque j'invente des noms et des textes... Mais il n'y a rien de rationnel là-dedans...

J'utilise le terme "transrationnel" pour ne pas dire "irrationnel"... Hors de la raison...


Va pour transrationnel ! Quand j'écris à l'instinct, donc, je suis encore moi-même ! Je ne suis pas une machine. Mes préoccupations et les noms que j'aime ressortent naturellement...

Et ce Sala Hak-Din Yusuf Ibn Ayyub ?

C'est à peu près le nom de Saladdin. Saladdin était au Moyen-âge, pendant les croisades, le défenseur des Palestiniens contre les chrétiens. Et si l'histoire se répétait, je serais assurément du côté de Saladdin contre les croisés. Je considère les croisades comme le premier mouvement fasciste européen. C'était la première expression violente et collective de l'antisémitisme et plus largement d'un racisme viscéral envers tout ce qui est différent de soi... Comment ce nom inspiré de Saladdin m'est-il venu en tête ? Je ne sais pas. C'est proche de son nom d'origine...

Et Martha ? tous ces noms et petites anecdotes trouvent leurs sources dans des gens que tu as connus ou vus passer ?

Martha, il y a une Martha dans la bible, il y a une Martha en Californie, une Martha Sebastien, il y en a plein dans ma tête, ce nom, Martha, c'est un peu comme "mère".

En t'écoutant parler, on a vraiment l'impression que tu pratiques une sorte d'écriture automatique...

Ce titre, tout particulièrement, a été créé d'une façon très proche de l'écriture automatique pratiquée par les surréalistes...

Et "Free Will and Testament" ?

Ca, c'était une tentative délibérée de ne pas écrire une chanson. Il y a deux ou trois ans, j'ai eu une dépression nerveuse, un effondrement total. Je me suis demandé : c'est quoi, le problème que j'ai eu ? Et j'ai essayé de l'écrire. Je ne fais jamais d'auto-thérapie. Mais j'ai trouvé qu'en essayant d'exprimer mes problèmes, j'allais en réalité au-delà, je divaguais comme toujours, et que donc je pouvais en faire une chanson.

Tu es encore membre du Parti Communiste anglais ?

Le Parti Communiste anglais s'est fait hara-kiri. C'est lui qui m'a quitté. Pas moi.

Et ça date de quand, cet hara-kiri ?

Il s'est juste dissous dans l'air, comme ça, tranquillement depuis dix ans. Pas partout. En Afrique du Sud, le Parti Communiste reste puissant et très utile. Beaucoup de ses idées sont maintenant acceptées. Mais je n'ai pas vraiment changé. Je n'ai toujours pas trouvé de meilleure analyse de la façon dont le monde contemporain est organisé que l'analyse marxiste. En revanche, comment construire une meilleure organisation ? A observer l'histoire moderne, c'est clair que nous n'en avons aucune idée. La description des limitations imposées par le système moderne, par un monde entièrement dirigé par les banquiers et les financiers... Je ne peux imaginer comment un tel monde peut rendre l'humanité heureuse sur le long terme. Cela me semble impossible. Je n'ai rien de personnel contre les banquiers et les financiers, mais je ne comprends pas comment on peut leur confier la responsabilité d'organiser la santé de la Nation. Ce n'est pas leur job, et personne ne devrait leur confier.

Tu penses quoi de l'alternance politique en Angleterre avec Tony Blair ?

C'était agréable, lors des élections récentes, de voir les gens rejeter une bande de pourris corrompus et racistes. Mais il n'y a que peu de chance d'une alternative majeure en Angleterre. Les dernières élections en France et au Mexique étaient à ce titre plus porteuses d'espoir. Car les leaders, les vainqueurs de ces élections ont eu le courage de dire qu'on ne pouvait faire confiance aux grands trusts internationaux pour organiser leur vie. Un gouvernement ayant le courage de dire ça, c'est déjà pas mal...

Que reste-t-il des combats du passé en Angleterre, du combat des mineurs par exemple pour lequel tu t'es mobilisé ?

Les syndicats anglais ont été décimés par Thatcher et les Conservateurs. Le travail, en Angleterre, est en pièce, il y a encore beaucoup de chômage, et une large part du travail est accompli par des femmes, et en temps partiel, mal payé et sans sécurité. Même s'il y a du travail, la qualité des écoles ou des hôpitaux a baissé. Même les gens qui travaillent sont anxieux aujourd'hui. C'est pourquoi les Conservateurs ont perdu les dernières élections. Tout le monde se sent en insécurité.

As-tu l'impression que les jeunes générations se retrouvent dans ce type d'analyse ?

Il n'y a pas une unique jeune génération. Le jeune palestinien n'est pas dans la même situation qu'un jeune homme du Koweït. Même au sein d'un pays comme les Etats-Unis, la vision d'un jeune black ne peut être la même que celle d'un jeune blanc. De plus, je ne passe pas mon temps à poser des questions à des jeunes gens (rires)...

Mais qu'en est-il des jeunes musiciens que tu rencontres ?

Je ne rencontre jamais de jeunes musiciens... (rires)

Disons des musiciens plus jeunes que toi, comme les gars du groupe Ultramarine il y a quelques années, qui a repris l'un de tes morceaux...

Il y a des tas d'idées, comme les idées écologistes, qui sont de l'ordre de l'évidence chez les jeunes. Une majorité des jeunes, par exemple, semble d'accord pour éviter la cruauté envers les animaux. Pour la première fois dans l'histoire. Au fond, leur désintérêt pour les partis institutionnels me semble parfaitement compréhensible. Maintenant que je viens de fêter mes 50 ans et que je suis grand-père, ce n'est pas mon boulot de dire aux nouvelles générations ce qu'il faut penser. C'est à eux, s'ils le veulent, de réinventer ou de dépasser le passé. Ma génération a eu ses batailles. Ce n'est pas à moi de leur expliquer quelles doivent être leurs batailles. Regarde ce qui s'est passé en Yougoslavie. J'ai rencontré de jeunes Yougoslaves d'une vingtaine d'années. Avant la guerre, ils n'avaient aucune idée de la religion de leurs parents, s'ils étaient serbes, croates ou musulmans; ils s'en foutaient. Leur vie était ailleurs, un point c'est tout. Et soudainement, des anciens, des fantômes du passé leur ont imposé leurs archaïques divisions tribales par la force des armes. Soudainement, on leur impose de réinventer de vieilles catégorisations d'êtres humains les uns par rapport aux autres, et de se tuer pour cela. Voilà le danger : que de vieilles générations forcent les plus jeunes à combattre au nom des guerres d'il y a vingt, trente ou quarante ans. Les jeunes ont assez de leurs propres batailles pour que je n'essaye pas de leur imposer les miennes...

Tu as entendu parler, j'imagine, de cette histoire de deux jeunes anglais qui ont gagné un long procès contre McDonald's ? B

Bien sûr, c'est une histoire fantastique. Un journaliste du Guardian, John Vidal, vient de sortir un livre sur cette affaire. C'est toute l'histoire du procès, écrit avant même son issue. C'est l'aventure la plus extraordinaire d'un couple depuis Bonny & Clyde. Vraiment ! Absolument ! C'est fantastique ! Ils ont complètement écrasé l'aréopage d'avocats et de conseilleurs de McDonald's. C'est une histoire héroïque...

Comment a-t-elle commencé, cette histoire ?

Ce couple appartenait à un petit groupe anarchiste qui avait distribué des tracts décrivant la bouffe de McDonald's comme de la merde, parlant de sa façon de traiter ses employés comme de la merde, sans parler de l'origine de la viande... Une activité tout à fait normale pour de jeunes anarchistes. A part d'autres anarchistes, en réalité pas grand monde n'avait vu ces tracts... Mais soudainement, l'un des managers de McDonald's, en colère, a décidé de stopper la distribution de ces tracts. McDonald's a pensé qu'il suffirait de menacer d'une attaque en justice pour tout régler, comme ils le font tout le temps. C'est une nouvelle méthode de censure. Les gens de McDonald's disent : vous avez sali notre réputation, vous devez nous payer en réparation 200.000 livres sterlings, et les gens, terrifiés de devoir payer une telle somme, effrayés devant la puissance de McDonald's, s'excusent. Mais ces deux gamins ont répondu : non, fuck off. Les gens de McDonald's étaient totalement désorientés. Cela n'arrive jamais. Mais ils étaient obligés de continuer, parce qu'ils l'avaient dit. Leur crédibilité était en jeu. Alors ils ont envoyé au procès leurs avocats, très chers bien sûr, ils ont envoyé les avocats les plus expérimentés contre deux gamins qui n'avaient aucun avocat. A McDonald's, ils se sont dits qu'en deux jours se serait terminé. Les gens de McDonald's ne voulaient surtout pas de pub à propos de leurs méthodes de travail, de la façon dont ils traitent les animaux, notamment au Brésil, etc. Ils ne voulaient surtout pas que les gens se posent la question : Ce que fait McDonald's, est-ce bien ou pas bien ? Les deux gamins, qui avaient étudié leurs dossiers comme personne, ont bien évidemment parlé de tout ça. Ils se sont défendus, ont appelé des témoins à la barre. Le procès a duré, pour le plus grand plaisir des gamins. Pour McDonald's, c'était un cauchemar. Plus ils attaquaient les gamins, plus ils subissaient une mauvaise publicité. C'était merveilleux. Je dois dire que nous avons envoyé de l'argent pour la campagne. Au dos du livre il y a un... oh, non... Pardon. Légalement, les gamins n'ont pas le droit de prendre de l'argent pour le procès. Au dos du livre, il y a une adresse pour les gens qui veulent contacter le "Label Campaign" group, et leur envoyer leurs meilleurs voeux. Je n'ai rien dit. Oublis ce que j'ai dit tout à l'heure. Nous n'avons pas envoyé d'argent ! Juste des voeux ! (rires)

Que penses-tu des "eco-warriors" ?

Les eco-warriors ? Ces kids ? je pense qu'ils sont merveilleux ! Ce sont des anges ! Ils sont magnifiques ? Ils sont le ciel ! Ce n'est pas que leur morale ! Ils sont beaux, avec ces chapeaux si drôles, et ces splendides anneaux au nez et aux oreilles des filles ! Ils sont totalement sales, ils ne se lavent pas pendant des mois. Ils sont fantastiques, je les adore ! Ils signifient la renaissance d'une moralité intégrale, d'une innocence radicale ! Incorruptibles. C'est possible, quelle que soit la merde dans laquelle vous vivez. C'est une communauté magnifique. Ils m'inspirent. Je les aime à la folie ! Ai-je été clair ? (rires)

Parfaitement clair !

Ce sont des génies ! Vraiment des hommes politiques hors du commun !

Et les travellers, tout le mouvement des raves ?

Ils sont drôles eux aussi, les travellers, car ils défient l'hypocrisie de l'individualisme tel que le brandissent les gouvernements en occident depuis la guerre froide. "Protéger les droits de l'individu", tel était leur slogan contre les rouges. Mais, en réalité, ce qu'a démontré l'establishement conservateur en Angleterre avec l'interdiction des raves et la poursuite des travellers, c'est qu'ils détestent les individus, et qu'ils sont les premiers ennemis du droit des individus à vivre comme bon leur semble. Ils détestent les gens. Ils ne supportent pas l'idée que certains se disent : ok, je choisis de vivre dans la rue, ok je veux entrer dans cette communauté, ok je ne veux pas travailler... Ils deviennent fous. Ils brandissent "l'english way of life" et disent non ! Et la liberté ? Et l'individualisme ? Les hommes politiques s'en sont toujours complètement foutus !

Ce mouvement des raves avec son "Freedom to Party" était incroyablement puissant il y a quelques années...

Yeah ! Avec Alfie, nous voulions créer le Saturday Night Party, et peut-être qu'il existe maintenant... La raison pour laquelle j'avais rejoint le Parti Communiste est que je ne voyais pas comment tous ces groupes de gens pourraient avoir une chance de vaincre la grande armée du pouvoir, surtout quand le conflit devient sérieux. C'est pourquoi j'ai rejoint le groupe d'opposition qui avait lui-même la plus grande armée internationale, le Parti Communiste. (rires) Mais maintenant, c'est fini, seuls les Conservateurs ont une grande armée. Et à la fin, ils ont le contrôle. Mais le système est si hypocrite... Pour le moment, l'essentiel, c'est que les gens gardent vivante la flamme d'une véritable dissidence. Mais je ne crois pas que beaucoup de travellers se voient comme des rebelles, ou des symboles d'une résistance politique. Ils veulent juste vivre comme ils l'entendent. Ce sont les gens qui tentent de les empêcher de vivre comme ils le veulent qui en font des rebelles.

En ce sens, ne sont-ils pas proches des artistes dont tu parlais tout à l'heure ?

Oui, tout à fait, ce sont des artistes de leur vie. Et ces jeunes eco-warriors qui s'attachent les uns les autres, dans les marécages, sur les chemins prévus pour la construction d'autoroutes, ils font du free jazz avec leur vie. Ce sont des artistes...

Ce sont les Ornette Coleman du quotidien...

C'est exactement ça. Des Ornette Coleman dans un monde de musique militaire !

Tu écoutes encore du jazz ?

Oui, évidemment... Ou en tout cas, le jazz comme musique improvisée... Le dernier disque que j'ai acheté, c'était un album du bassiste Charlie Haden. C'est un musicien fantastique. J'ai l'enregistrement de Charlie Haden avec Don Cherry qui est incroyable, et un autre avec Stéphane Grappeli qui est vraiment bizarre. Quelle belle idée que ce mariage entre le jazz de Grappeli et le jazz improvisé de Haden ! Haden a un concept tellement fort de la musique qu'il peut même jouer avec des chanteurs de folk portugais...

Tu vois encore Hugh Hopper, ton alter ego des premiers Soft Machine ?

Non...

Mais alors, ce titre qu'il co-signe, c'est un vieux morceau ?

Il avait l'habitude de m'envoyer des cassettes de titres qu'il trouvait trop simple pour son groupe instrumental - le Soft Machine de l'époque. Il devait se dire : oh Robert a toujours su faire quelque chose de mes airs les plus simples, alors il me les envoyait... Quelquefois, je réécoute l'une ou l'autre de ces cassettes, et je trouve ça intéressant à utiliser. Mais on ne s'est pas vu depuis longtemps, au moins dix ans...

Que penses-tu du travail de Peter Gabriel, de Real World, de son implication dans Amnesty International ?

C'est lui qui a écrit "Biko", non ? Je lui serais éternellement reconnaissant pour avoir écrit cette chanson, que j'ai reprise. Mais je ne suis pas vraiment au courant de son travail. Je suis en revanche un grand supporter d'Amnesty International, leur rôle est d'autant plus important aujourd'hui que la guerre froide n'est plus qu'un souvenir. Il y a encore tant de torture dans le monde...

Tu ne trouves pas dommage qu'il y ait aussi peu de "protest songs" aujourd'hui ?

Rien n'est permanent. Je me suis pas mal impliqué dans la musique il y a une quinzaine d'années. J'adorais Jerry Dammers, toute cette génération. J'adorais Madness aussi, même s'ils n'ont jamais vraiment montré dans leurs chansons quelque engagement politique. Ils partaient d'un même mouvement, avec les Selecters. Je me suis fait récemment un nouvel ami de cette époque : Paul Weller, qui jouait à l'époque avec les Jam. Cela a été formidable d'enregistrer avec lui après tant d'années de proximité, mais à distance, sans se voir ou jouer ensemble...

Tu ne le connaissais pas avant ?

Je l'avais vu à une marche contre l'apartheid. Et j'ai vu Billy Bragg en concert, tout récemment, lors d'un concert de protestation contre l'embargo économique contre Cuba, qui est contraire au principe de la liberté du commerce comme nous le savons tous, et que nous devons supporter. C'était vraiment sympa de rencontrer et de jouer avec Paul Weller. Je me demande ce que devient Jerry Dammers, c'était quelqu'un de fantastique. Il n'était pas à l'aise avec l'industrie du disque. Si je pouvais me mouvoir plus facilement, j'essaierais de le retrouver pour le saluer. Maintenant, je me sens trop vieux pour suivre tout ce qui se passe à Londres en musique...

La jungle, le trip hop...

Ma tête est déjà pleine de tant de choses, je n'ai pas besoin d'en rajouter. Mon plus gros travail consiste à chercher la musique de ma propre tête. Pour moi, c'est cela la nouvelle musique...

Et c'est un travail à plein temps...

Oui, un travail à plein temps. Chaque fois que je fais un disque, c'est une musique nouvelle.

Mais où trouves-tu l'inspiration, ne crois-tu pas qu'on a besoin d'un peu d'utopie ?

L'inspiration, je la trouve en moi et partout dans mon monde... Quant à l'utopie, elle ne peut marcher que dans l'imaginaire. Si Pol Pot s'était contenté de rêver et n'avait pas agi, tout n'aurait peut-être pas aussi mal tourné... L'utopie est bonne pour fertiliser l'imagination. Dans la vie de tous les jours, nous devons avoir des ambitions plus modestes. Il faut fuir l'arrogance d'imposer sa raison.

Mais les "eco-warriors" vivent leur utopie au quotidien...

Il y a des moments où nos vie sont magnifiques, et d'autres où tout tourne mal. C'est dur de généraliser pour un large groupe de gens...

On doit juste préserver les bons moments...

Oui, on doit les retenir, s'en souvenir pour apprécier les bons moments, car sinon vous rentrez dans cette habitude de tout trouver merdeux, et vous devenez alors vous-même merdeux. C'est paresseux, ce n'est pas vrai.

Tu vis à la campagne ?

Je vis dans une petite ville de campagne, juste au Nord de Londres, près de la côte. ma maison n'est pas aussi pittoresque que les fermes françaises. Les Anglais ont détruit le genre de paysages qu'on trouve en France. Et puis nous, on a des fruits chimiques...

Tu aimes le fromage français ?

J'adore le fromage français. Ce n'est qu'en France qu'on peut manger du fromage qui ait vraiment du goût. Pas du fromage fantôme, qui vous donne l'impression d'ingurgiter un bout de papier comme ici en Angleterre. De la même façon, après avoir goûté aux vins du monde entier, c'est le vin français qui reste le meilleur...

Tu aimes cuisiner ?


J'aime manger. Je suis ridicule à la cuisine. C'est Alfie qui fait la cuisine. C'est la seule façon, et pour elle et pour moi, de manger ce que nous aimons...

Manger, dormir, jouer... Une vie simple, non ? (rires)

Lorsqu'ils dorment et lorsqu'ils mangent, là, vous pouvez vraiment éprouver de l'empathie pour les animaux. C'est ça qui unifie les tous les êtres de la planète ! (rires)

Des projets ?

Pas de plans. Je ne sais pas ce qui peut arriver. Cela dépend des idées qui me viendront. C'est une improvisation totale...

Alors, finalement, après une heure de discussion, tu ne trouves pas qu'il y a pas mal de réminiscences de "Rock Bottom" dans "Shleep" ?

Je dois te l'avouer : je n'écoute jamais mes anciens albums. Mais je vais les réécouter bientôt car ils vont tous être réédités par Ryko. Je te répondrai à ce moment-là.


Propos recueillis par Ariel Kyrou, le 29 août 1997, Paris.


Quelques albums essentiels :

- Robert Wyatt, "Shleep" (97), Hannibal / Ryko / Harmonia Mundi;
- Robert Wyatt, "Dondestan" (91), "Old Rottenham" (89), "Nothing Can't Stop Us" (82) Rough Trade;
- Robert Wyatt, "Rock Bottom", Virgin (74);
- Matching Mole (72), Virgin;
- Soft Machine, "Volumes One and Two" (67-68), Big Beat / MCA.


       
     
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