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 "Le Désir attrapé par la queue" unique pièce écrite par Picasso redonne ses couleurs au surréalisme - Le Monde - 26 juillet 1967



"Le Désir attrapé par la queue" unique pièce écrite par Picasso redonne ses couleurs au surréalisme


Saint-Tropez, 25 juillet. - Cinquante mille dollars, c'est ce que risque de perdre, de son propre aveu, M. Victor Herbert, un Américain qui ressemble au Van Gogh des autoportraits, si le Désir attrapé par la queue, dont il est le producteur, ne fait pas recette. Deux cent cinquante mille francs d'investissements engagés par un ancien comédien qui a gagné quelque argent en plaçant des portefeuilles d'assurances : ceux qui ont eu projet de faire jouer ou de jouer la pièce de Picasso à Saint-Tropez ont pris la chose diablement au sérieux.

Ils ont été les seuls ou à peu près jusqu'ici, à leur grand dam. Les échotiers ne sont pas tout à fait étrangers aux démêlés que le metteur en scène Jean-Jacques Lebel a eus avec la municipalité de Saint-Tropez. Au deuxième acte, l'héroïne (la Tarte) ne devait-elle pas sortir complètement nue d'une baignoire ? Complètement nue avec des bas... Et le texte était l'expression en écriture automatique d'une sorte de délire sexuel. Alors les journaux s'emplirent d'entrefilets coquinement moralisateurs accompagnés de clins d'œil d'un air de dire : voilà bien Saint-Tropez.

C'était non pas se tromper (les chroniqueurs ne sont pas si ignorants), mais exploiter auprès du public le cliché fixé dans sa mémoire selon lequel Saint-Tropez est la ville de toutes les libertés, de tous les défoulements, de toutes les délices, en un mot la Capoue de notre époque.

Il faut dire aussi que MM. Herbert et Lebel ont sans doute été dupes de la même mythologie. Ils espéraient qu'en juillet-août, à quelques pas du Voom-Voom et dans la cour du Papagayo, il leur serait aisé de recruter une clientèle éclairée, réceptive et abondante.


Brighton et la place du Tertre

Étrange aberration ! Depuis Quelques années déjà, Saint-Tropez était en voie de devenir une station balnéaire démocratique et familiale. Mais en 1967 c'est pire que tout. Au train où vont les choses, on pourra bientôt envisager un jumelage avec Brighton ou Rimini. Déjà, comme si l'on était à Arcachon ou à Palavas-les-Flots, se multiplient des boutiques où l'on vend des bouées de sauvetage pour bambins et des barques gonflables à tête de canard.

Le plus beau est sans doute que la fortune du port continue de reposer sur sa mauvaise réputation. Ces touristes qui s'agglutinent sous les tentes s'imaginent, le crépuscule venu, parcourir les ruelles d'une cité raffinée et un brin perverse. Ils n'en visitent guère que les décombres. A ce prix, ils pourraient aussi bien se rendre à Pompéi, qu'on s'est efforcé, elle au moins, de ne pas défigurer. Sans compter que là-bas les matrones et leurs filles feraient l'économie de l'accoutrement uniforme qu'elles se croient tenues de se procurer chez Vachon, Vachon devenu un magasin à prix uniques et que les hebdomadaires féminins persistent pourtant à présenter comme un temple de la mode...

Les campeurs, au demeurant, ne sont pas seuls à donner dans l'illusion tropézienne, et les yachts sont toujours nombreux, amarrés le long des quais. Pour les plus fortunés, on vient même de construire un luxueux hôtel, le Byblos, où la nuit coûte entre 80 francs (pour une personne) et 500 francs. On ne s'étonnera guère que, même en cette saison, on arrive à y trouver des chambres libres.

Mais après tout il importe peu que Saint-Tropez soit devenu l'endroit le plus propice à une méditation sur la mort. La ville continue de s'enrichir. De nouvelles boutiques, de nouveaux restaurants, s'ouvrent. Le quai est encombré de peintres qui, à longueur de journée, fabriquent des toiles dans le goût de celles qu'on débite au mètre carré sur la place du Tertre, à Montmartre. Un seul sujet : le port. Au fond, tout le monde a bien vieilli entre ces murs d'où les beatniks sont désormais de temps à autre refoulés.

Mme Bardot elle-même, conviée à la première du Désir attrapé par la queue, a. paraît-il, refusé. Offusquée ?


D'ingénieuses trouvailles

On concevra donc que dans cette atmosphère de platitude majoritaire et universelle, un peu de surréalisme, loin de paraître démodé, apporte une bouffée tonique. Ce n'était probablement pas à l'origine l'intention des organisateurs. Mais c'est de ce point de vue qu'on est en premier lieu porté à apprécier le spectacle offert sous une tente bleue, rouge et jaune dressée près du carrefour de la Foux. Le terrain, loué 5 000 F par mois par la commune de Gassin, est planté de pancartes qui prônent la " libre expression " et proclament le nom de " la pièce interdite ".

Disons tout de suite que M. Jean-Jacques Lebel, échaudé une première fois à Saint-Tropez qui l'a prié de déguerpir, a fait une ou deux concessions destinées à éviter que les chats ne fournissent prétexte à fustigation. Et aussi pour épargner la ruine du producteur si une interdiction venait à être prononcée. Alors, les bas noirs qui devaient être le seul ornement de la Tarte montent bien haut et rejoignent un très honorable cache-sexe qui a dû apaiser la conscience du policier des renseignements généraux assis au premier rang lundi soir, lors de la première.

Picasso, avant de donner son accord à la représentation, avait exigé que ne soit apportée aucune modification à la pièce qu'il avait écrite en 1941 et qui avait été mi-représentée, mi-lue à la fin de l'occupation, chez Michel Leiris, avec la participation de Camus, de Sartre et de Guéhenno, un soir où l'on se réunissait en hommage à Max Jacob, qui venait de mourir à Drancy. Mais l'auteur pardonnera sans doute aux comédiens ce petit coup de canif de dernière heure dans le contrat. Ils le méritent.

Les acteurs, parmi lesquels Jacques Seiler, Rita Renoir, Taylor Mead, ont eu des trouvailles ingénieuses. Le décor, les effets de lumière sur le long plateau, dont l'arc de cercle épouse le contour du chapiteau, ne manquent pas de poésie. Il fallait bien tout cela pour faire passer un texte qui comprend des phrases comme celle-ci : " Le bleu mou de l'archet, qui couvre de son voile de dentelle les roses du corps nu de l'amarante du champ d'avoine, éponge goutte à goutte la charge des petits grelots des épaules du jaune citron battant des ailes. Les demoiselles d'Avignon ont déjà trente-trois longues années d'âge. " Et l'on admettra aussi qu'il n'était pas commode de donner vie à des personnages qui s'appellent le Gros Pied, le Bout rond, le Silence, l'Angoisse grasse, l'Angoisse maigre, les Rideaux, et qui, à travers un symbolisme débridé, font passer le souffle de la cupidité, de la luxure, de la goinfrerie, de la mort, du rêve, du délire...

Certes, Picasso aurait probablement pu se passer d'être écrivain, encore mieux qu'Ingres jouait du violon. Mais il n'est pas indifférent que cette pièce, puisqu'elle existe, soit jouée. Telle qu'elle est interprétée, il s'en dégage d'ailleurs un je ne sais quoi qui remue l'âme on ne sait où. Il y a quelque paradoxe et quelque mauvaise foi, après lui avoir reproché son caractère scandaleux, de faire aujourd'hui la fine bouche en disant qu'après tout il n'y a rien de si choquant que cela. Alors? Eh bien ! Il faut penser qu'on est en face d'un malentendu.

La deuxième partie du spectacle comprend un " happening ". Et on sait que le mot " happening " émoustille beaucoup de nos jours. Celui-ci se déroule sur fond cinématographique. Le film d'un accouchement, projeté à l'envers, fait rentrer le fœtus dans le sein maternel. Une voiture qu'on peint au pistolet, une femme nue sur le corps de gui on égorge deux poulets, constituent le reste de la trame sur laquelle chacun est invité à vivre son propre psychodrame. Il y a aussi pendant un quart d'heure une représentation d'" art total " dû à Ben. Les musiciens qui brûlent leurs partitions ou fracassent leurs violons ; un conférencier qui se demande pourquoi les spectateurs sont venus - ce n'est pas drôle à raconter. Ce n'est pas très nouveau non plus depuis Dada. On y prend plaisir quand même.

" Cela vaut bien un spectacle de cabaret ", commentait quelqu'un à la sortie. Assurément. Et sans doute le meilleur qu'on puisse trouver à Saint-Tropez - pardon - à Gassin. Mais si on a pu réunir une salle assez brillante et sympathique pour la première, il restera à remplir les gradins pendant un mois. Avec quel public ? Aux représentations précédentes, il y avait surtout des campeurs, et qui avaient plutôt tendance à demeurer bouche bée...

Michel Legris

       
     
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