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 Robert et Henry - Rock & Folk - N° 101 - juin 1975





ROBERT ET HENRY
de Jean-Marc Bailleux



D'abord il y avait Robert. Jusqu'au troisième balcon le vieux théâtre était bourré de fanatiques venus lui rendre un culte auquel personne n'a jamais rien compris. Pas de la faune trendy ou groupisante, l'amour qui se partageait là n'a rien à voir avec les modes ou un vulgaire sentiment d'appartenance, le seul symbole était sur scène, chargé de tous nos souvenirs, de nos espoirs, de nos désillusions: un survivant. Et l'on est remonté cinq ans en arrière, dans ce même théâtre pour un autre concert, celui du Pink Floyd devenu aujourd'hui le fantôme de lui-même et l'ombre de son image. Et puis l'on n'a pas pu ne pas remonter quelques années plus tôt et se rappeler cet étonnant personnage torse nu, ruisselant comme une source, frappant ses peaux comme un damné et ânonnant des comptines ineptes avec une voix d'ailleurs. Hier ce n'était plus un personnage, c'était un mythe. Nous l'avions vénéré dans la solitude de nos chambres;"We Did It Again", ensemble, cette fois.

Ensuite, il y avait Henry Cow, qui n'est pas un musicien, mais le groupe inconnu qui, après quatre albums tous plus beaux les uns que les autres, est le plus grand laissé pour compte de la critique de rock et du business français. Et l'un des trois plus originaux de la scène anglaise.

L'idée faisait peur, d'un concert d'Henry Cow avec Robert Wyatt comme "guest star"; j'entendais déjà les planqués de l'orchestre gueulant "Caroline !" ou "Alife !"; frustration et "mauvaises vibrations". Or, à la fin de la première partie, il n'y eut qu'un flippé pour crier sans écho. C'était gagné, il n'y avait plus rien à dire tant la symbiose était parfaite. Symbiose, c'est bien de cela qu'il s'agissait (l'association de deux ou plusieurs organismes vivants qui leur permet de vivre au mieux des avantages pour chacun), il y avait une totale identité d'esprit, une parfaite complémentarité de Robert Wyatt à Henry Cow. Et puis l'amour du travail bien fait, cela se sent, il y avait derrière la mise en place, chaque break, chaque enchaînement impeccable, plus de deux semaines de répétitions quotidiennes pour cet unique concert: voilà le respect du public. Ils ne s'y sont pas trompés, tous ceux qui, venus pour Robert, ont fait une ovation de dix minutes pleines à sept musiciens, sans exclusive. Je l'ai dit, la première partie fut le test où, à l'exception de "Gloria Gloom" du "Little Red Record" de Matching Mole, tous les autres titres enchaînés dans une longue suite sinueuse étaient des composition d'Henry Cow: "Beautiful As The Moon" et " Terrible As An Army With Banners" du prochain album, "In Praise Of Learning", pour lequel j'espère bien que Barclay va enfin se décider à faire quelque chose, puis "Nirvana For Mice" de "Legend" (le premier lp), "The Ottawa Song", un vieux morceau qu'ïls n'ont jamais enregistré, " Gloria Gloom" et enfin "Ruins" de "Unrest" (le deuxième lp). Pendant tout ce temps, Robert partagea avec Dagmar, la seule rescapée de la fusion Henry Cow/Slapp Happy, le strict rôle de vocaliste, merveilleusement. Dagmar, c'est l'anti-Wyatt, un physique en fil de fer et une voix aussi forte et sèche aussi décidée que celle de Robert peut être hésitante, douce et nuancée. Il y avait une grande intensité dramatique, tant dans le duo lui-même que dans la disposition des musiciens autour de lui, tous assis par respect pour Wyatt, sérieux comme des papes, d'une impassibilité que venait seul troubler un regard, l'ébauche d'un signe, mais qui malgré tout laissait transparaître le plaisir qu'ils avaient de jouer une musique proprement extraordinaire, de vivre comme nous un événement.




La seconde partie du concert fut un sommet, de ces moments qu'on garde des années enfouis dans la mémoire; le "j'y étais" que l'on n'échange pas, un cinéma qui tournera pour soi seul, pour oublier dans les temps de cafard, et qui nous fera dire "le plus beau concert de l'année", un peu comme l'on dit "le plus beau jour de ma vie". Robert chanta "Richard", la plus belle chanson de son nouvel album "Ruth Is Stranger Than Richard": à pleurer. John Greaves caressait sa basse avec un sourire qui en disait long sur le pied qu'il prenait; puis il y eut une longue improvisation passionnante où Robert pour la seule fois de la soirée, se mit au piano et joua dans son style "inculte" qui tient du Monk et du Cecil Taylor, la charmante Lindsay Cooper transfuge d'orchestre symphonique, triturant son basson dans la plus pure tradition free; cela tenait parfois de la démence zappesque avec d'autres personnages et une autre culture. Et l'on entra dans une suite de chefs-d'oeuvre: d'abord "Bad Alchemy" du troisième lp, "Desperate Straights" (Slapp Happy/Henry Cow) à cent coudées au dessus de l'album, le plus beau duo de Robert et Dagmar, puis et surtout un époustouflant "Little Red Riding Hood" enchainé sur un train d'enfer où Robert fit une longue improvisation en scat et qui fut dominé par l'incroyable virtuosité de Fred Frith à la guitare; avec "Richard", le plus grand moment. Henry Cow termina par sa meilleure composition à ce jour, "Living In The Heart Of The Beast", la plus violente et qui prouvait, si c'était encore utile, qu'il est encore bien des terres vierges à explorer, que la musique d'Henry Cow est parfaitement originale... Dix minutes d'applaudissements, et Robert revint pour nous mettre les points sur les i: "We Did It Again", ce classique de la culture anglaise du XXIe siècle, comme pour nous dire, et qui s'y tromperait, qu'Henry Cow est la Machine Molle des années 75... Quant à Robert Wyatt, c'est le plus grand et le plus humble guru du rock. Merci pour ce concert.





       
     
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