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  Wyatt le survolté - Libération - 26 et 27 octobre 1991


WYATT LE SURVOLTÉ



Une demi-douzaine d'années après sa dernière canette à la mer, le crypto-stalinien du pataphysico-jazz-pop anglais remet ça. La même scie, mais pas tout à fait mais si: loin de "Guantanamera", "Dondestan".



Il faut le voir comme le nain des jardins potagers: un peu minable mais en même temps là, tutélairement ; la brouette, l'assiette de lait, une rumeur secrète des petites choses de rien, tout ça. Au bout d'un moment, les pieds dans l'herbe, au bord de la petite mare, le bonnet se fond dans le tableau au milieu des bégonias, et voilà comme on finit par oublier les Wyatt. Pas de quoi en faire une paraplégie. Chacun son tour, la roue tourne. Et Moon Martin, alors ? D'ailleurs il a eu sa carte, ce qui est, comme la conversion à l'islam terroriste (Cat Stevens), une raison suffisante de disqualification. Sans compter la barbe. Ou la lassitude...

Rock Bottom : pas tout à fait vingt ans, petite révolution dans le système nerveux central du rock "décadent" ; entre Syd Barrett disons, pour la descente on vous demande, et cri primal (hi) ou quelque chose comme ça, un ex-Soft(ies) Machine, complètement mao-spontex expérimental côté Chandelle Verte (et éthylisme artiste revisité beat-generation) au Pink Floyd, relevant de suicide et/ou de LSD dans une petite voiture, couine et geint tel un gros foetus jazz pré new-wave rouillé, au fil d'un 33 T UFO longuement réfléchi (un an d'hôpital) qui fera date. C'est à dire doute.

Drain de piano lunatique, prothèses ternaires bidouillées, bruitisme clinique et gloussements d'eunuque crypto-bolchévique, sous le signe du déviationnisme infantile électro-acoustique et du grabouillas, cette matrice triste dépose un son typique définissable ainsi, entre corps, panique et orgue (de Staline) : l'organique.

Les pièces-maîtresses minimalistes de ce puzzle mental déphasant de Robert Wyatt, apprenti jazzman bonasse né d'un défenestrage planant, ne changeront plus; tout est là, en place. La musique de chambre de contention est inventée. Blanche, à commencer par la pochette mesquine. Il faut remonter à Erik Satie et à ses séries grises, titres potagers alignés, Danse maigre, Embryons desséchés et petit humour amidonné, tics à la gomme, pour trouver plus plâtreusement lymphatique et vieux garçon pitre.

Oublions Rock Bottom. Le suivant, qui n'est pas mal (on a oublié le titre - Ruth Is Stranger Than Richard ou l'inverse ?), le répète convenablement, en moins bien donc, et ainsi de suite, la piste se brouillant dès lors. (1)

Dondestan, celui d'aujourd'hui, sous sa pochette coloriée cucu à souhait (bobonne écrivaine, les chiens, le miaou, le balcon, la table, la mer avec le soleil, les chaussons, le gentil monsieur il est dans son fauteuil, le nain dans le jardin - ah non, tiens...), ne déroge pas à la règle. Dans la ligne. Mais en dix ans, quinze de négligence et d'oubli du coco, on a eu le loisir de se distraire les tympans, qu'il commençait peut-être à légèrement nous briser des Soft machin et consorts Molle (Khomsomol ?), et, par ces temps de néo-babacooleries, le come-back du dégringolé tombe à pile. Petite remise à l'heure, jolie leçon. Rien à voir en effet entre le bonhomme Robert, saisi ici dans sa bizarre pérennité autistique récurrente, et tant de ses collègues indécrochables sur le retour type Jethro, Winwood, Mor(t)isson (Van ou Jim, quelle importance ?), Clapton, Floyd, Genesis, activistes surexposés mais tellement HS.

Le brave vieux barbe pas si ronchon que ça de Wyatt, lui, ce serait plutôt l'ombre, face cachée de l'hallu : dans la famille des "beaux perdants" plus ou moins explosés (le copain d'Amérique : Brian Wilson ; l'oncle tueur : John Martyn ; le frère-légume : Syd Barrett ; le père complètement barré, Scott Walker ; le cadet roadie, Wreckless Eric ; la bonne-sœur : Marianne Faithfull, etc.), je demande... le révérend frère supérieur.

Pour ne rien gâter, le monsieur ayant pris la peine tout à fait progressivement, de ne pas progresser d'un iota durant l'éclipse à répétition, on se réveille avec lui comme on s'assoupissait : Hein quoi, il est l'heure ?
- 1991, mon vieux. Ca boume ?

Tu parles. Si, dès la première seconde de la première (deuxième, troisième, quatrièmmmmme...) plage placentaire de ce manifeste pour une démobilisation hydrophile, l'air spongieux qui nous est joué est assez celui de la rengaine (blblbgnagnabubbubbbbbhhhhh...), l'ouverture de la cinquième reprise, elle (que rien, techniquement n'interdit de passer d'entrée), peut saisir. Enfin, n'exagérons rien, n'est-ce pas. Hi. Shrinkrap. Nous tenons là une manière de break-dance, rien moins, mettant en branle clavier et voix au timbre similaire, fausset, un grelot jerk : on s'énerve, on s'énerve.

Filet mélodique insaisissablement free à la clef, fun lugubre de rigueur, avec la suite les choses vont rentrer dans l'ordre, développant les qualités lancinantes familières d'improvisation funambulesque du revenant paralytique. Méditation contemplative, répétitions, séries, minuties. Au fait tout cela pourrait être signé sur les intros du moins, par Murat de chez nous - amateur, entre deux retours de Ferrat ou Ferry.

La cathédrale jazzy pop, imbriqué de McCartney et Talk Talk mettons sur le mode thème et variations, qui monte bientôt, Left On Man sans doute, comme un effritement à l'envers, est difficilement nommable. C'est une pâtée : grouillement de petites erreurs lâches emmêlées, attendrissements utérins vaguement répugnants malaxés au farfisa de barbarie et au re-re. Soudain, cela glisse et biaise. De 7 à 8. Nico la droguée en vélo (à cheval, etc.) n'est pas loin, Einstein On The Beach non plus ; c'est juste Bob le jarryen en roue libre, pédalant dans Lisp Service. Jusqu'à ce que, harmonies barbituriques s'en mêlant, la chose, mignardement liturgique si l'on veut et désaxée, touche à son comble bref : du grégorien mesquin, entonné par des basses liliputiennes à la ferveur tatillonne, comme un troupeau d'ogres bergers rabougris chassant une bêlante brebis perdue à la laine synthétique - ce qui ne veut rien dire.

Assez longtemps, après ces évènements (dix pièces en tout, deux fois vif et huit fois lent, aux textes "engagés" vaguement idiots mais parfois jolis (2) et aux intitulés plus ou moins tarabiscotés tels que Catholic Architecture, Worship, The Sight Of The Wind, CP Jeebies...), le disque cesse. Quand il aurait pu continuer à divaguer (Dondestan - Où suis-je ?), dans le même décousu inspiré et gaga à la fois (N.I.O.) sans dommage majeur. Comme cette note ou son point final.


BAYON


(1) En vrac, un coup proto-jazz avec Michael Mantler ; un coup militant métaguévariste avec Working Work : Venceremos ; un coup littéraire avec Marianne Faithfull et Jack Bruce (incantations), Soupault et Beckett (poésie), etc.

2) "Everybody loves me/Everyone but me" ou "Parasol".


Dondestan, CD/LP/K7 Virgin.

 


" Pas du rock "

 
 
Dans l'entretien qui suit Robert Wyatt l'ermite parle sans façon de lui, c'est à dire de sa musique, hantée par l'idée du jazz.

 
 


Batteur-chanteur de Soft Machine, leader de Matching Mole, académisé Charles Cros en 1974 pour l'album solo Rock Bottom, "cultivé" par Ruychi Sakamoto, Everything But The Girl, Happy End, Tears For Fears ou Costello, tombé d'une gouttière en juin 1973, silencieux depuis six ans (Old Rotten Hat), Robert Wyatt.

Dondestan, enregistré dans le Lincolnshire avec Alfie (épouse auteur de la moitié des textes ; Lisp service étant signé Hugh Hopper, ex-Softies), est un volume précieux. Humble drolatiquement, comme l'individu. Fuyant mais nerveux tel sa musique, sur laquelle flotte une voix dolente reconnaissable entre toutes.

LIBERATION. Pourquoi six ans de silence ?
    R.W. Je n'ai pas encore résolu si je veux ou non être musicien quand je serai grand. Je me dis que j'ai déjà tenté ci ou ça... Et finalement, je ne sais rien faire d'autre.

LIBERATION. En tant que consommateur, qu'écoutez-vous ?
    R.W. Du jazz. Des trucs rap. C'est agréable d'entendre ce parler de la rue, au lieu des conneries romantiques d'Anita Baker. Les réactions à ces textes me font marrer. Moi-même, combien de fois m'a-t-on dit : "Comment peut-on écrire des trucs pareils?". Pourquoi avoir peur ? Je ne suis pas armé.

LIBERATION. Mais les rappeurs américains ?
    R.W. L'Amérique est le pays des armes à feu, celui où on décore des meurtriers comme Schwartzkopf.

LIBERATION. La guerre du Golf justement.
    R.W. J'enregistrais, je n'ai donc pas très bien suivi. Emotionnellement, je suis devenu ce que je ne pensais pas être : un pacifiste. L'excitation presque sexuelle des tueries m'a choqué. Je ne peux concevoir une guerre juste, et quand bien même, je ne pourrais pas la trouver enthousiasmante.

LIBERATION. Le titre en espagnol...
    R.W. Le nom d'un lieu qu'on aurait l'impression d'avoir déjà entendu sans pouvoir le situer...

LIBERATION. Mais ça veut bien dire "Où sont-ils" ?
    R.W. Le disque traite en quelque sorte de la dérive, du déracinement.

LIBERATION. Vous y jouez absolument tous les instruments...
    R.W. Ce doit être le seul terrain où je me venge de ma paraplégie. La seule chose que je puisse faire sans aide.

LIBERATION. Avant, et après l'accident ?
    R.W. Je suis plus traumatisé par certaines mésaventures antérieures à ma chute. Quand je me suis fracassé le dos, j'ai juste pensé : "Typique".

LIBERATION. Aussi simple que ça ?
    R.W. Oui, comme la vérification physique de quelque chose qui m'était de toute façon déjà arrivé. J'étais mal barré, totalement paumé. Je n'ai jamais su quoi faire, jamais eu de projet.

LIBERATION. Votre carte.
    R.W. Je me suis inscrit à la fin des seventies et j'y suis resté dix ans. j'ai adhéré par sympathie avec les artistes sympathisants qui disaient " notre fonction est l'ambiguïté". J'ai été communiste pour ne pas être un non-communiste, et rendu ma carte après m'être fait des amis qui ne croyaient pas tout ce qu'ils lisaient dans la presse du Parti.

LIBERATION. Aujourd'hui, vous considérez-vous toujours communiste ?
    R.W. Plus que jamais depuis qu'on parle de l'effondrement du socialisme. Ce que je n'aimais pas avant, l'impérialisme, le colonialisme, etc. en devient d'autant plus puissant. Si j'avais de bonnes raisons il y a dix ans de me méfier, j'en ai dix fois plus maintenant ; j'éprouve une obligation d'autant plus pressante à parler.

LIBERATION. Dondestan vous satisfait ?
    R.W. Oui, avec les réserves habituelles: je regrette de ne pas être Charlie Mingus.

LIBERATION. Vous vous sentez limité ?
    R.W. Je suis un potier s'appliquant à tourner de bons pots.

LIBERATION. Pourquoi le jazz ?
    R.W. Je ne comprends toujours pas comment ça fonctionne. Des types comme Duke Ellington ont jeté l'architecture par la fenêtre. Avec une symphonie, on sait où on va ; avec le jazz... Comme une conversation. Improvisation et planification, fluide tout en étant très rythmique. Quelle intelligence !

LIBERATION. Et le rock ?
    R.W. Je n'aime pas ses évidences rythmiques militaires. A part ça, j'ignore ce qu'est le rock, mais je suis sûr que je n'en écoute pas.

LIBERATION. Sans votre femme, où en seriez-vous ?
    R.W. Inconcevable. Elle m'a reconstruit, recollé mes morceaux ramassés un peu partout, en oubliant de se construire elle-même. Elle peignait, réalisait des films, écrivait des poèmes mais elle a choisi mon "Je ne sais quoi". Elle a pris en charge mes incapacités psychologiques et physiques, donc je compte qu'elle composera et chantera mon prochain album - comme ça je n'aurai plus rien à faire.

LIBERATION. C'est votre but ?
   R.W. Oui. Devenir éthéré, éminence grise sans substance ni fonction.

LIBERATION. On dit que vous n'aimez pas parler du passé.
   R.W. Faute de réponses honnêtes. J'ai été humilié, donc j'essaie de réécrire l'histoire afin de m'en sortir un peu dignement. Typiquement staliniste. Je n'étais pas doué à l'école, faire de la musique m'a donné confiance en moi ; mais quand j'ai voulu m'en mêler, on m'a dédaigné... J'ai toujours dit que j'avais quitté les Softies : faux : j'ai été renvoyé. J'ai toujours peur qu'on dise que les autres avaient raison, qu'après tout je n'étais pas bon.

BARBARIAN

 

 
       
     
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