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 Robert Wyatt : Les voies d'une voix - Culture - Université de Liège - août 2009






Dans le parcours de Robert Wyatt se succèdent et se mêlent la liberté et l'engagement, l'exploration et la création, la souffrance et la sérénité.


Vocation, formation, exploration

Wyatt n'est le « produit » d'aucun « système ». Ses parents sont des intellectuels bohèmes et anticonformistes typiquement britanniques. Sa mère est journaliste, son père est psychologue. C'est certainement à eux que Robert doit son désir créateur et sa singularité, à la façon dont ils l'ont non pas éduqué, mais aidé à s'épanouir, sur des principes éducatifs empreints d'un grand « libéralisme ». À la fin des années 50, cet adolescent de Canterbury (il est né en 1945) écoute le jazz d'avant-garde (Charlie Mingus, Ornette Coleman, Cecil Taylor) et la musique contemporaine, bien plus que le rock-'n'-roll. On raconte qu'il impressionnait son entourage en étant capable de chanter, note pour note, un solo de Charlie Parker.

Durant ces années de formation, il s'ouvre et touche à tout : peinture, écriture, mais surtout la musique. Fin 1960, un jeune Australien loue une chambre chez les parents de Robert : Daevid Allen amène la poésie improvisée, l'esprit de la Beat Generation, d'autres formes de jazz. Celui qui fut à l'époque le héros de Robert aura une grande influence sur lui.

La maison des Ellidge (Wyatt est le nom de sa mère) est ouverte à tous, et les condisciples du collège de Canterbury y viennent faire de la musique : on improvise, on expérimente... Robert découvre sa vocation, les percussions, en tapant d'abord sur divers objets ; mais il prendra finalement des leçons de batterie auprès d'un professionnel (dont les leçons paient la chambre...) - et non dans une école. Il se met aussi au chant. Deux groupes se forment successivement : Le Daevid Allen Trio, qui en 1963 se produira quelques soirs à Londres dans un show assez improbable de jazz et de poésie improvisée ; puis en 1964 les Wilde Flowers, qui rassemblent des amis tels que Mike Ratledge, Kevin Ayers ou les frères Brian et Hugh Hopper. Le groupe joue des reprises pop et des compositions propres, sans grande influence de leurs goûts les plus originaux. Mais les uns et les autres composent...


L'invention collective

En 1966, la pop anglaise approche de son apogée, avec pour courant montant le psychédélisme : quatre protagonistes forment le groupe Soft Machine, en apportant chacun sa touche : l'esprit beat de Daevid Allen, les mélodies et la voix de basse de Kevin Ayers, la rigueur du claviériste Mike Ratledge, le jeu de batterie et la voix de Robert Wyatt.

Soft Machine est un groupe à l'histoire chaotique : les changements de personnel sont multiples (les départs d'Allen puis d'Ayers, remplacé par Hopper, puis l'arrivée des instruments à vent) ; le rythme des concerts et des tournées, mais aussi les divergences croissantes, usent et tendent les relations internes ; les réorientations musicales amènent le groupe d'une pop psychédélique déjà mâtinée de jazz (le premier album : The Soft Machine, 1968) à une musique totalement neuve, qui fusionne rock et jazz, au même moment que Miles Davis, mais à partir du versant rock. Elle est notamment marquée par l'apport de plusieurs souffleurs, dont le saxophone Elton Dean, qui restera plus longtemps dans le groupe et contribuera beaucoup à son orientation. En très peu de temps (1969-1971), la musique de ce groupe expérimental passe de l'humour pataphysique du deuxième album (Volume Two, 1969) à un esprit beaucoup plus sérieux, un jazz plus austère dans lequel Robert Wyatt ne se sentira plus à l'aise (Fourth, 1971) : sa dernière composition pour le groupe est le long et superbe « Moon in June » sur le troisième album (Third, 1970), le chef-d'œuvre du groupe ; pendant l'année qui suit, l'évolution de Soft Machine ne laisse plus de place à la voix (et au style musical) de Wyatt, qui ressent l'orientation jazz que suivent Ratledge, Hopper et Dean comme un carcan trop étroit.

En 1971 il quitte le groupe puis en forme un autre, nommé par jeu de mots Matching Mole. C'est tout sauf le groupe d'un leader-chanteur. Chaque musicien est l'égal des autres. La musique est libre, collective, hors genres, tantôt improvisée et tantôt mélodique. (Deux albums : Matching Mole et Little Red Record, tous les deux en 1972.)

Puis vient l'accident : en juin 1973, une chute laisse Robert Wyatt paraplégique. Soutenu par la solidarité de ses amis musiciens, il sort du drame en entamant, à partir de 1974, une carrière solo exemplaire de 35 ans, où il s'affirme à la fois comme chanteur et comme compositeur.




Un artiste sincère

Depuis l'époque Soft Machine, et pour avoir participé à la période mythique de ce groupe novateur, Robert Wyatt jouit d'une aura considérable dans le milieu musical et parmi les amateurs de rock progressif.

Le batteur qu'il fut jusqu'en 1973 est souvent décrit comme « imaginatif » : son jeu est libre, lyrique, inventif, polyrythmique ; sous ses baguettes, la batterie devient un instrument à part entière (c'est particulièrement sensible sur les deux premiers albums du groupe), qui marque le rythme avec une légèreté scintillante, et dont souvent les lignes quasi mélodiques visent davantage à dialoguer avec les autres instruments - une batterie qui chante. (À partir de 1974, contraint à ne plus disposer que de ses bras, il pratiquera encore les percussions, au son forcément plus clair et d'un style simplifié, mais il se tournera de plus en plus souvent vers le piano et les claviers.)

C'est à sa voix que de Robert Wyatt doit une grande part de son renom, tant auprès des musiciens qui feront appel à lui durant quarante ans (depuis 1969) qu'auprès d'un public de fans littéralement conquis à ses séductions. On peut multiplier à l'infini les adjectifs pour la qualifier : cristalline, lumineuse, douce, fragile, intense, souple, plaintive, mais aussi sombre, poignante - humaine. Elle paraît ténue, mais se révèle extrêmement riche : elle peut alterner l'aigu et le grave, la plus grande justesse avec une imprécision expressive et totalement volontaire. Wyatt peut aussi bien chanter les mélodies les plus simples ou se servir de sa voix comme d'un pur instrument, en scat ou par d'autres techniques.

Cette voix est particulièrement suggestive et belle lorsque par de multiples enregistrements superposés il en vient à s'accompagner lui-même, à faire dialoguer sa propre voix avec elle-même - technique qu'il emploiera avec bonheur dès le premier morceau du premier album de Soft Machine, et dans tous ses travaux solos jusqu'à aujourd'hui.

Ses compositions sont l'autre grande facette de son talent à laquelle s'attachent ses admirateurs. De ses expériences en groupes, il a tiré une écriture et un style qui, puisant leurs racines dans le jazz, ne peuvent se réduire à celui-ci, et certainement pas davantage à la simple musique rock. On le voit avec son album-phare, Rock Bottom, qu'il publie en 1974, un an après son accident, et qui lui a valu une reconnaissance unanime (prix de l'académie Charles-Cros). Il contient certaines de ses plus belles compositions, qui mêlent les ingrédients les plus marquants de sa manière : mélodies simples ou longs enchaînements, improvisations collectives, atmosphères construites, minimalisme ou foisonnement des arrangements, voix sûre ou volontairement fausse - toutes marques que l'on retrouve dans son œuvre ultérieure, même si elle s'enregistre de plus en plus en solitaire, avec l'accompagnement occasionnel de partenaires fidèles (Hugh Hopper, Annie Whitehead).

Ses origines le laissent prévoir : Wyatt est empreint d'un humour assez britannique, qui émaille sa musique, ses paroles ou les titres de ses compositions. Deux exemples : sur le très pataphysique deuxième album de Soft Machine, il chante l'alphabet en anglais, à l'endroit puis à l'envers. Son premier album solo (1970), collection d'expérimentations vocales et instrumentales, s'intitule The End of an Ear... mais, même plus ou moins renié par son auteur, il reste audible !

Autre exemple : sur la pochette de l'album de son retour après les années 70 (Nothing Can Stop Us, 1982), on trouve cette précision en forme de revendication artistique : « Vous pouvez relever quelques faiblesses techniques dans certaines de mes prestations - un rythme hésitant ici, une note peu sûre là - elles sont évidemment entièrement délibérées et reproduites comme témoignage de ma sincérité presque maladive. »

Enfin il importe de signaler l'engagement politique de Robert Wyatt, radicalement situé à gauche, qui l'a un temps affilié au Parti communiste et qui l'amène à se mobiliser, via les paroles de ses chansons, pour les causes les plus notoires ou les plus oubliées, comme, par exemple, la Palestine (« Dondestan » sur Dondestan) ou le Timor oriental (« East Timor » sur Old Rottenhat). Lorsqu'il reprend une chanson, c'est généralement en raison de sa portée politique ou humanitaire ; parmi ses plus belles reprises, on citera « Biko » de Peter Gabriel ; « Strange Fruit » (Billie Holiday), « Caimanera/Guantenamera », « Te Recuerdo Amanda », « Hasta Siempre Comandante ». Marquante fut son interprétation du « Shipbuilding » d'Elvis Costello, contre la guerre des Malouines. Il a aussi collaboré au dernier album de David Gilmour (On an Island (2006), qui avait participé à Cuckooland en 2003.

Robert Wyatt est une figure pour de nombreux musiciens. Il a tissé dès les années 60 un large réseau de connaissances et de connexions, dans les milieux musicaux les plus divers. Les qualités de sa voix font de lui un chanteur recherché, dont les collaborations sont innombrables. Relevons notamment ses participations à plusieurs productions de Michael Mantler (The Hapless Child, 1976, où il chante les textes cruels ou inquiétants d'Edward Gorey ; Silence, 1977, d'après Harold Pinter) et de Carla Bley (Nick Mason's Fictitious Sports, 1981) ; son interprétation de deux compositions pour voix de John Cage, sous l'égide de Brian Eno (1976) ; sa participation vocale à la musique du Peuple migrateur (2001) par Bruno Coulais (ainsi qu'à son Stabat mater, 2005). Il a aussi collaboré au dernier album de David Gilmour, le leader de Pink Floyd (On an Island, 2006), qui avait joué sur un morceau de Cuckooland en 2003.

C'est un seul et même parcours à travers les genres musicaux, du rock au jazz et ailleurs, qui aura mené ce musicien atypique et génial du jeune chien fou des années 60 au sage tranquille des année 90 et 2000.


Discographie sélective







The Soft Machine, The Soft Machine [1er album] , 1968 :
Une musique psychédélique, avec des influences du jazz et de la musique répétitive ; un dialogue entre quatre instruments solistes : un clavier, une basse, une batterie et une voix, à l'unisson ou en contrepoint. Percutant dès les premières notes (« Hope For Happiness »), posées par la voix et les drums de Wyatt.


The Soft Machine, Volume Two, 1969 :
L'humour pataphysique sur une face, une longue composition jazz-rock, obstinée et exploratoire, sur l'autre. Le jazz-rock s'invente sur le versant anglais ; la voix de Wyatt explore ses multiples modes non académiques.


The Soft Machine, Third, 1970 :
Quatre longs morceaux, un par face de ce double album ; sur une bonne partie du seul morceau chanté, son « Moon in June », Wyatt joue de tous les instruments. Sa voix y mène une longue mélopée sur fond d'exploration sonore.







Robert Wyatt, Rock Bottom, 1974 :
le chef-d'œuvre et le tournant (voir plus haut) ; chaque morceau est un monument, des deux longues parties de « Little Red Riding Hood Hit the Road » aux deux pièces jumelles « Alifib/Alife », dédiés à sa compagne Alfreda Benge, qui illustre toutes ses pochettes et deviendra sa parolière.


Robert Wyatt, Old Rottenhat, 1985 :
Un album « maison ». À nouveau Wyatt joue de tous les instruments : les percussions claires, les claviers aux sonorités électroniques, quasi « cheap », la voix dont brille et vibre la fragilité, sur des mélodies d'une grande beauté (« The Age of Self », « The British Road », « Gharbzadegi », « P.L.A »...). [Cet album est repris tout ou partie sur Compilation, 1990, et Mid-Eighties, 1993.]


Robert Wyatt, Shleep, 1997 :
Dans les années 90 Wyatt prend son temps pour produire de nouveaux albums. Après Dondestan en 1991, Shleep voit à nouveau Wyatt faire appel à des musiciens-accompagnateurs (dont Brian Eno, Philip Catherine, Paul Weller, Phil Manzanera). La musique y trouve une variété d'orchestration qui sert bien la richesse vocale de Wyatt et son inventivité mélodique et stylistique.






Robert Wyatt, Comicopera, 2007 :
Le dernier opus en date, après Cuckooland en 2003. Un album construit en trois « actes », avec une dominante de rythmes jazzy, mais très variés (« Cancion de Julieta », sur un texte de Lorca, renoue avec les ambiances orchestrales de Rock Bottom). Les discrètes marques du temps exacerbent les multiples qualités de la voix : polyphonique sur « Be Serious » ; tendue et tragique sur « Out of the Blue » ; nonchalante, comme chantée au fond d'un pub, dans « A Beautiful Place » ; empreinte d'une touchante fêlure sur fond de cuivres souples et discrets dans les superbes « A.W.O.L. » et « You You ». Chaque chanson est un monde musical, vocal et émotionnel en soi.


Gérald Purnelle
Août 2009


Gérald Purnelle enseigne les formes poétiques modernes à l'ULg. Ses recherches actuelles ont pour principal objet la métrique, l'histoire des formes poétiques et la poésie française des XIXe et XXe siècles.

>> Cet article sur le site de Culture - Université de Liège.
       
     
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