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 Spectres lumineux - Les inrockuptibles - N° 779 - du 3 au 9 novembre 2010





SPECTRES LUMINEUX



Accompagné d'hommes libres, Robert Wyatt enchante en reprenant des classiques de tous temps et de toutes origines. Où il a le courage, malgré tout, de chanter What a Wonderful World.


On est loin de la version foutage de gueule vomie par Nick Cave et Shane MacGowan. Ou de l'esprit grinçant de Michael Moore qui l'étale sur des images de guerre dans Bowling for Columbine. Quand Robert Wyatt reprend le tube de Louis Armstrong What a Wonderful World, c'est bête, mais on a envie d'y croire. On a l'espoir insensé de retrouver l'enchantement originel du monde rien qu'en scrutant le bleu du ciel et la verdoyante parure des arbres. Oublions le vagissement des bébés... Et quel interprète mieux désigné pour rénover ce standard passé par toutes les intonations, de la plus sarcastique à la plus niaise, qu'un homme de 65 ans qui vient d'en passer trente-sept cloué dans un fauteuil roulant? Quel messager plus crédible pour porter un optimisme si peu conforme à l'air du temps, si peu raccord avec l'actualité que cet éternel enfant au regard tendre et malicieux, à la voix aérienne, à l'idéalisme politique demandant encore l'impossible?





"C'est sans doute la chose la plus barrée que j'aie jamais eu à faire. Je ne pratique pas l'ironie ou le cynisme dans mes chansons. Je ne sais pas faire ça. Je suis conscient à quel point les choses vont mal aujourd'hui, combien il est difficile d être optimiste au pian politique, combien l'espoir tend à se dissoudre en beaucoup d'entre nous. A quoi ai-je pensé en enregistrant What a Wonderful World pour que ça sonne vrai ? Ça va vous paraître idiot mais à des choses aussi simples qu'au sourire d'un enfant, à des amoureux qui se promènent dans le parc..."


Il y a quinze ans, Robert Wyatt a fait une grave dépression qui a failli le faire chavirer définitivement. II a dû arrêter l'alcool, non sans mal, non sans regrets, et il entend depuis, tout en s'excusant du cliché, "regarder le bon côté des choses". Son idée du bonheur se résume à ça ; être chez lui, avec sa femme Alfie et quelques amis, à écouter de vieux disques. A "savourer les fantômes", comme il dit... Son What a Wonderful World clôt un album savoureux et inclassable : For the Ghosts within'.

Allez, ces fantômes de l'intérieur n'ont pas l'air bien méchants. Ils défilent devant nous comme une chenille de vieilles chansons qui ont traversé le mur des époques. Outre Wonderful World, Wyatt y reprend des standards de l'ère du 78t comme Lush Life, What's New?, Laura, des rengaines ouvre-boîtes pour concentré de nostalgie. Il siffle sur le Round Midnight de Thelonious Monk. Relance la carrière de Maryan, parmi ses plus belles créations. Rafraîchit ce At Last I'm Free de Chic, enregistré une première fois en 1982, avec cette sincérité fragile s'éternisant en lui.






C'est là presque un exercice de style tardif, l'album d'un crooner assis se révélant dans la douceur de l'automne. Une idée pas si folle pour l'ancien batteur de Soft Machine, figure décalée de la scène rock qui a créé sa propre niche où accoucher d'une portée d'albums sans concession, populaires et progressifs. Et même assez conforme à son goût pour la romance pur sucre - entrevue avec cette reprise d'Insensatez d'Antonio Carlos Jobim sur son avant-dernier album Cuckooland - ou pour la voix soyeuse de Nat King Cole, son chanteur préféré.

Il est accompagné ici par les cordes du Sigamos String Quartet, qu'emmène la violoniste Ros Stephen, et par les anches du jazzman Gilad Atzmon, les deux initiateurs de ce projet dont Robert n'est que l'invité de marque. Un étrange trio pour un projet bien à part, ni vraiment jazz, ni tout à fait pop, un peu classique et même hip-hop. Stephen a cousu des arrangements d'une rare élégance qui habillent de neuf le romantisme un peu suranné des thèmes. Tandis qu'avec sa clarinette et son saxophone Atzmon en orientalise certains, en "parkerise" d'autres. Amis, Atzmon et Wyatt collaborent régulièrement. Militant antisioniste exilé à Londres et blacklisté par le gouvernement israélien, Atzmon déloge de ce nouveau projet des intentions par trop passéistes en y introduisant des sonorités electro et en invitant sur un morceau deux rappeurs palestiniens de Ramallah. Juste assez pour doter l'ensemble d'un contre-champ, de rendre son anachronisme assumé pertinent dans un contexte de désastre régional aux résonnances planétaires.

Une manière de dire que la musique ne se divise plus aujourd'hui. Que les peuples feraient peut-être bien d'en faire autant. Qu'"il y a dans de vieilles chansons assez de beauté pour conjurer un peu du malheur ambiant", dit Robert Wyatt. Assez pour témoigner que le monde peut être vraiment wonderful.


Francis Dordor
Photo Renaud Monfourny.


Album Wyatt/Atzmon/Stephen For the Ghosts within' (Domino/Pias)
www.dominorecords.com
       
     
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