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 Scritti Politti, le rock anglais rencontre Derrida - Libération - 28 septembre 1982



 
Scritti Politti,
le
rock
anglais rencontre Derrida

Imaginez Otis Redding lançant ses plaintes métaphysiques sur un back-ground synthético-futuriste à la Kraftwerk en invoquant Jacques Derrida.., Ainsi est Scritti Politti.
C'est à n'en pas douter un des disques les plus délicieusement tortueux (peut-être devrais-je dire « retors » ?), parus en cette morne année 82. De quoi mettre en rage tous les vieux gommeux nostalgiques que l'on nomme « rockers ». Qu'on en juge ! Le nom du groupe qui l'a commis est déjà hautement improbable : Scritti Politti (« Ecrits Politiques », en toute simplicité), un rescapé particulièrement obscur de la non moins obscure et introuvable « vague froide » de 79-80 qui, après un long passage au Purgatoire (ou aux Limbes) de l'expérimentation underground, vient de prendre, comme hier les disco-raides Human League, le tournant commercial.

Côté musique, toutes les influences sont au rendez-vous de cette pièce montée kitsch: soul à la Tamla-Motown, reggae lourd mâtiné de dub, revival « swing », funk à la néoromantique, restes décadents à la Roxy ou Bowie grande époque, et même free-rock à la Robert Wyatt (qui tient d'ailleurs les claviers sur plusieurs morceaux de ce disque-OVNI). Imaginez Otis élevant sa plainte métaphysique sur un back-ground synthético-futuriste à la Kraftwerk, ou bien encore Robert Wyatt expirant ses mélopées doucereuses sur un rythme funky très chic, et vous aurez une (petite) idée des rencontres incroyables que met en scène « Songs To Remember ».




Les paroles, de leur côté, donnent dans l'insupportable : outrageusement intellectuelles, avec un net penchant pour le Tarabiscoté-Obscur, tournant un grand dos à toute « réalité », en dehors des modes, des clichés et des mythes tarifés du rock, sans souci aucun de l'«air du temps ». On y trouve même — le comble ! — une chanson-hommage à Jacques Derrida (« I'm in love with Jacques Derrida »), le rocker français bien connu des lecteurs de «critique». Scritti Politti s'était autrefois attaqué à notre Jacques Lacan national. Espérons qu'il nous donnera dans ses prochaines livraisons un « Do the Bernard-Henry Lévy » et un « Barthes for Ever » : ce serait parfait.


BIZAR

L'ensemble, comme pour aggraver à plaisir le malaise, garde un côté volontairement inachevé, bancal, un peu (malgré l'excellente production) « brouillon » ou « fragments ». « Songs To Remember » ressemble au « Best Of » d'un groupe qui aurait dix ans d'existence derrière lui, et deux fois plus de travestissements à sa disposition. Chaque morceau explore, en quelques minutes, une direction, un style, une option possibles, mais sans jamais les développer. On songe à ces bibliographies imaginaires que s'inventent les écrivains pleins de talent mais paresseux qui, en un mot et quelques idées paradoxales fragmentaires, présentent comme finis des ouvrages qu'ils ne commenceront jamais : des vertus du dilettantisme beaudelairien appliqué au binaire.

Le plus étrange, dans tout cela, c'est que ce jeu pur, ce patchwork à la limite de l'arrogance de parvenu artiste, tienne et accroche notre sensibilité. En Angleterre, pays où tout intellectualisme est par définition suspect (ou français, ce qui revient au même), le disque est même arrivé à se tailler une solide seconde place dans les charts « indépendants », le classement des disques « bizarres » publiés par de petits labels privés. Le miracle ? Il est relativement simple à expliquer : « Songs To Remember » révèle une personnalité hors du commun, comme il n'en émerge dans le rock que deux ou trois tous les cinq ans : celle de Green Gartside, le chanteur-fondateur-compositeur du groupe, un transfuge (un de plus) des écoles d'art anglaises passé au rock, sorte de Bowie de l'après néoromantique qui, comme son Grand Caméléon de modèle, sait piller tout ce qui se passe autour de lui pour le fondre dans une sensibilité originale, dans un discours individualiste. Et, bizarrement, ce qui, sur le papier, apparaît comme biscornu, à la limite de l'intolérable, devient, manipulé par lui, autant de piécettes habiles et pleines de charme, dotées d'une sensibilité sophistiquée, presque secrète. Les deux moments forts du disque se trouvent en fin de chaque face : « Faithless », un titre qu'aurait pu signer le Bowie de « Young Americans », et « The Sweetest Girl », très influencé par « Rock Bottom » de Wyatt. Nul doute que l'on reparlera de Green Gartside, avec ou sans ses « Ecrits politiques » : au côté d'Orange Juice, il est ce que le rock anglais a produit de plus prometteur depuis bien longtemps.

Patrick BOLLON

« Songs To Remember » — Rough Trade (distribution Celluloïd).


       
     
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