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 Soft Machine - Jazz Hot - N° 272 - mai 1971


SOFT MACHINE




Le 31 janvier dernier devait avoir lieu au palais des Sports de Paris, un concert exceptionnel qui aurait réuni pour la première fois les trois groupes issus de Soft Machine. Nous ne reviendrons pas sur les très regrettables incidents qui empêchèrent le concert de se dérouler convenablement pour ne nous intéresser qu'à ce groupe extraordinaire qu'est Soft Machine. Il n'est en effet pas inutile, à une époque où les frontières Pop-Jazz tendent à s'effondrer, de présenter ces musiciens qui, dans le même esprit qu'un Frank Zappa mènent le jazz vers de nouveaux rivages.

1960 : à l'origine de Soft Machine, trois jeunes gens qui fréquentent la même école : Robert Wyatt, Hugh Hopper et Mike Ratledge. Tous trois sont depuis longtemps passionnés de musique et passent le plus clair de leurs journées à écouter, les disques de Cecil Taylor, d'Ornette Coleman et de Mingus. Un jour un jeune guitariste australien, arrivé depuis peu en Angleterre et qui joue au célèbre Ronnie Scott Club de Londres, fait passer une petite annonce pour trouver un logement à la campagne. Parmi les réponses, il s'en trouve une venant de la famille Wyatt, les parents de Robert. Le contact entre David Allen et les autres membres de ce qui viendra la Machine est dès lors établi.

A cette époque, David fait de fréquents voyages à Paris. Au retour de l'une de ses escapades, il ramène avec lui un de ses amis, batteur de jazz, qui va donner des leçons à Robert Wyatt. Après quelque temps et s'étant assuré du concours de Hugh Hopper, ils forment un groupe, qu'ils qualifient de « free électrique. Puis, avec leur ancien condisciple, Mike Ratledge, qui joue du piano depuis longtemps déjà, ils sont engagés dans une boite : « l'Establishment ». Ils y jouent surtout du jazz et récitent des poèmes de David Allen. C'est durant cette période, que, de passage à Paris, David et Robert rencontrent le compositeur Terry Riley avec qui ils jouent quelques temps. L'influence de Riley sera d'ailleurs considérable dans la musique de Soft Machine. A noter, pour la petite histoire, que Riley fut aussi pianiste de bar à Pigalle.

1963 : leurs affaires ne marchent pas très bien, ils se séparent. Ratledge va continuer ses études à Oxford, tandis que Hopper et Wyatt jouent avec le groupe de jazz Wild Flowers. Allen, lui repart à Paris où il rencontre la poétesse Gilli Smith avec laquelle il fondera, mais cela bien plus tard, le Gong.

1965 : David Allen, éternel voyageur, part à Majorque où il retrouve Wyatt et le guitariste Kevin Ayers avec lesquels il envisage de reformer un groupe. Ils reviennent à Londres où ils retrouvent Ratledge qui vient d'obtenir sa licence de philosophie (c'est pas n'importe qui) et un autre guitariste qui restera moins d'un an avec eux et qui répond au doux nom de Larry Nawlin. Le groupe comprenait donc Larry et Kevin aux guitares, Ratledge à l'orgue et Wyatt à la batterie et Allen à la basse. Ils prennent alors le nom de Soft Machine, titre d'un roman de William Burroughs (le Festin Nu, Nova Express) avec qui David avait travaillé en 1963.

1966 : Ils trouvent leur premier engagement à la Round House de Londres, dans le cadre des concerts organisés par John Hopkins, sous l'égide de son journal l'International Time (IT). Puis c'est l'UFO, que l'on a traduit par Unidentified Flying Objet et qui signifie en réalité Underground Freak Out (c'est quoi donc un freak ? C'est tout ce qui ne fait pas partie de la Grande Pièce Montée), l'UFO donc, haut lieu (quel paradoxe) du tout Londres souterrain, où ils jouent au même spectacle que le Pink Floyd qui interprétait à cette époque des morceaux beaucoup plus rock que maintenant et de toutes façons beaucoup plus intéressants. Ils y rencontrent aussi Mark Boyle que l'on peut sans doute considérer comme l'inventeur du light show (c'est lui qui en particulier eut le premier l'idée d'utiliser des diapositives chauffées). Avec lui et Gilli Smith ils créent des spectacles poétiques et jouent dans les musées (culturel, ça !). C'est le temps des expériences musicales comme par exemple l'introduction du hasard dans la musique (John Cage) : ils tirent au sort dans une boite des notes qu'ils assemblent ensuite (procédé bien connu en littérature employé par les surréalistes et en particulier par Burroughs). A la même époque ils enregistrent leur premier 45 tours qui n'eut en fait à peu près aucun retentissement. On peut se demander d'ailleurs comment une musique comme celle de la machine pouvait être un tant soit peu intéressante dans le cadre bien réduit d'un simple E.P. !


Toujours avec Boyle ils partent pour Saint-Tropez. Hugh Hopper quitte alors le groupe sans laisser de traces. Ils jouent dans le spectacle de Picasso et Jean-Jacques Lebel - Le désir attrapé par la queue, et également au Café des Art s de Jean-Marie Rivière. Puis ils rentrent en Angleterre où la police (là-bas aussi) refuse à David le droit d'entrer, pour une obscure raison de permis de travail. Il reste donc en France où il compose pour le studio Git le Cœur et participe avec Gilli à la Biennale de Paris (où Mark Boyle fut primé pour l'un de ses assemblages). Puis, il forme un groupe de pop le « Banana Moon - aujourd'hui devenu Ame Son. Maintenant, David Allen a formé le Gong qui est à mon avis le meilleur groupe français grâce à des gens comme Didier Malherbe au saxophone soprano ou Jerry Fields au violon. Revenons à la machine elle-même. 1967 : le groupe se produit durant les nuits de la fenêtre rose, au Palais des Sports (les concerts y avaient lieu à cette époque) ; ce fut le premier spectacle dit psychédélique en France, qui le fit connaître par un plus large public. De retour en Grande-Bretagne, ils enregistrent leur premier album qui porte surtout l'empreinte de Kevin Ayers ; c'est en effet lui qui en écrivit la plupart des arrangements, mélange de folk, de pop et de musique électronique — le tout gardant un petit côté sauvage — musique ambiguë, mais dans laquelle on peut déjà sentir les influences de Terry Riley et du free jazz, et ce malgré les parties chantées fort nombreuses dans ce disque.


Kevin Ayers, parti pour fonder avec David Bedford le Whole World, que l'on a pu apprécier en décembre dernier à la Mutualité, cela malgré l'acoustique déplorable de la salle, la musique de Soft Machine va de plus en plus se tourner vers le jazz et la musique contemporaine, direction qui sera surtout évidente à partir de leur troisième album, le second étant en effet essentiellement composée de découpages musicaux superposés les uns sur les autres (cadavre exquis ?).

1969 : fin octobre, c'est Amougies. Le groupe, Hugh Hopper ayant, de nouveau remplacé Ayers, va inaugurer sa nouvelle formule. Il s'est en effet adjoint pour cette occasion quatre musiciens venant de l'orchestre du planiste Keith Tippet qui vient de le précéder sur scène, le résultat est fabuleux. Pour moi, le meilleur moment du festival avec Don Cherry. Avec cette formation, Us enregistrent leur troisième album appelé tout simplement « Third ». La musique y est évidemment orientée avant tout vers le jazz mais on y retrouve aussi fréquemment la trace de Riley et de Olivier Messiaen. En fait, Robert Wyatt et Elton Dean le saxophoniste du groupe (ils se produisent maintenant à quatre, parfois à cinq lorsque Nick Evans, lui aussi ex-saxophoniste du Centipède de Keith Tippet se joint à eux) voudraient jouer plus free alors que Hopper et Ratledge sont pour leur part plus attirés par la musique contemporaine. Il en résulte une sorte d'équilibre tout à fait favorable à la créativité du groupe. Certains ont vu dans « Third » une trop grande perfection qu'on a même qualifiée de glacée. A ceux-là, je rappellerai les extraordinaires concerts donnés l'année dernière au Théâtre de la Musique, concerts au cours desquels ils nous prouvèrent, s'il en était besoin, l'absolue maîtrise de leur art mais aussi leur esprit inventif au niveau de l'improvisation. A remarquer toutefois qu'aucun des musiciens ne tente de se mettre en valeur aux dépens des autres : chacun est au service de la Machine. Pareille rigueur n'exclut heureusement pas l'expression personnelle de la sensibilité de chacun de ses membres.

Le batteur du groupe Robert Wyatt vient d'autre part d'enregistrer chez C.B.S. un disque en solo « The end of an ear » disque tout à fait intéressant dans lequel on retrouve d'ailleurs Elton Dean et David Sinclair à l'orgue, qui est le leader du groupe Caravan avec lequel joua la Machine à ses débuts.

Soft Machine commence seulement à recevoir le succès qu'il mérite. Nous pensons qu'il n'était pas inutile de présenter aux amateurs de jazz l'un des groupes les plus originaux et l'un des plus intéressants qui se soit révélé au cours de ces dix dernières années. Que l'étiquette pop trop souvent galvaudée n'effraie pas le jazzophile : ce n'est pas pour rien qu'un homme comme Miles Davis s'est mis à cette musique.

Jean-François Touzé.

       
     
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