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 Chevalier de la Grande Gidouille - Les inrockuptibles N° 31 - octobre 1991


CHEVALIER DE LA GRANDE GIDOUILLE



 


C'est dans les sixties que Robert Wyatt et sa Soft Machine jettent une pleine brassée d'humour dans une époque dévolue à la révolte. La décennie suivante voit le batteur devenir chanteur. Il mènera dès lors une carrière solo paresseuse - lorgnant à la dérobée sur le mythe et coupée de tout enracinement temporel. Avec les années 80 et derrière un engagement politique exemplaire se dessine un esprit plus subtil que dogmatique. A l'heure où paraît son nouvel album, celui qu'on prenait pour un vieux baba prosélyte se révèle être un véritable citoyen du monde chez qui morale rime avec dignité et respect avec humanisme.

Interview Bates & JD Beauvallet
Photo Renaud Monfourny


 


Ma mémoire commence déjà à me jouer des tours et j'ai tendance à inventer des excuses valables pour tout ce que j'ai fait dans ma vie. Mais il me semble que si j'ai délaissé la musique à certaines périodes, c'est simplement parce que je trouvais d'autres centres d'intérêt. En particulier, j'ai ressenti ce besoin de culture qu'ont habituellement les jeunes lorsqu'ils vont à l'université. Mais, ayant quitté l'école à 16 ans et sans qualifications, j'ai été obligé de gagner ma vie en entrant directement dans le monde du travail: je n'avais tout simplement pas lu assez de livres par rapport à mes envies. J'ai voulu m'éduquer un peu plus. Il faut ajouter que je me suis également éloigné du rock-business parce qu'il était devenu presque impossible de communiquer avec les maisons de disques vers la fin des seventies. . .


UN VISITEUR DE LA MUSIQUE


C'est Geoff Travis, de Rough Trade, qui m'a fait changer d'avis. Il m'a dit "Pourquoi ne pas refaire un disque au lieu de bouquiner, vieux tromblon ?" J'ai accepté, d'autant qu'à l'époque j'avais besoin d'un job, je ne pouvais pas vivre de l'air du temps ou manger mes bouquins (rires). . . Il y aurait eu beaucoup de métiers que j'aurais aimé exercer, mais j'arrivais trop tard, ou je n'étais pas assez qualifié, ou encore ce travail n'existait tout bonnement pas. Par exemple, j'aurais aimé m'asseoir et écouter des disques toute la journée, mais on ne m'a jamais offert un tel boulot (rires). . . Et puis, il faut reconnaitre qu'il n'est pas inscrit dans mes gènes que je sois musicien, je n'ai jamais été persuadé de l'être; c'est juste l'opportunité qui s'est présentée à moi lorsque j'ai quitté l'école. A cette époque, il n'était pas envisageable pour un jeune Anglais de vivre les sixties sans être dans un grand groupe (rires). . . C'est vrai, j'ai toujours été un visiteur de la musique, je n'ai jamais vécu dedans.

D'où venait votre difficulté à communiquer avec les maisons de disques dans les seventies ?

En Angleterre, il existe un problème spécifique: tu es considéré comme illégitime, tu n'existes pas, tant que tu n'as pas fait un hit. Et j'avais du mal à fonctionner selon ce schéma. J'ai essayé de faire un disque pop, c'est très difficile. D'ailleurs, j'admire sincèrement ceux qui font des disques très pop et très commerciaux. Moi, je ne pouvais pas.

Vous étiez sur un jeune label Virgin, dirigé par des gens de votre âge. . .

Mais, croyez-moi, le contrat de Virgin était exactement le même que celui des autres compagnies. La seule différence, c'est qu'à l'époque Richard Branson avait les cheveux longs. Et c'était probablement une perruque (rires). . .

Plus tard, vous avez fait Top of The Pops, vous avez eu des hit-singles avec l'm a believer ou Shipbuilding. . .

Humm... C'était des singles, c'est sûr (rires)... Après ça, j'ai surtout eu plus de respect pour les chanteurs pop professionnels qui réussissent à mener une carrière, il faut se montrer intelligent. Le mot français pour "single", c'est "simple", n'est-ce pas ? Eh bien, ce n'est pas le mot approprié (rires). . . C'est très compliqué de faire un single. Je ne pouvais d'ailleurs pas en écrire. C'est pourquoi on avait choisi cette chanson des Monkees, et Shipbuilding n'était pas non plus mon idée, elle venait de Clive Langer et d'Evis Costello qui m'ont fait parvenir une cassette et demandé d'essayer . . .

Comment vous sentiez-vous, soudainement accepté par l'industrie musicale ?

Je n'y ai jamais prêté attention, jamais. Je suis un peu comme ces bombardiers qui larguent leurs bombes dans l'indifférence, sans se préoccuper des points de chute et des victimes. . . Je fais des disques sans penser aux conséquences. Et puis, j'étais trop âgé et ce succès a été trop bref pour qu'il affecte ma vie. Ce n'était pas comme si ça m'était arrivé quand j'étais adolescent. Moi, je travaillais depuis des années, j'ai ressenti ce succès comme des vacances d'été dans un pays exotique (sourire). . . Et je n'aurais pas voulu qu'elles durent plus longtemps. Ce qui m'a alarmé, c'est que plus tu deviens populaire, plus tu as de contraintes. Pour la première fois, des gens me disaient de ne pas mettre tel solo de guitare de Fred Frith ou de changer un début, une fin. D'un coup, on me désignait ce qui était requis pour répondre à un langage spécifique. On pense qu'être reconnu donne plus de liberté, alors qu'on en a de moins en moins, comme à l'école.

Ça vous a posé des problèmes de conscience de gagner votre vie comme musicien ?

Non, au contraire (rires). . . J'ai été fier de vivre de la musique dès que j'ai quitté l'école. Mon prof de maths me disait toujours que si je n'avais pas de bons résultats scolaires, je n'aurais jamais de boulot et que je reviendrais le voir pour lui demander de l'aide. Je suis très fier de ne l'avoir jamais fait (sourire). . .


Faire des disques, est-ce un travail, un plaisir ou les deux ?

Eh bien (silence). . . C'est difficile à dire. L'idée n'est pas un plaisir, non. La phase des idées me plonge dans une inertie complète. Je n'arrive à rien de bien tant que je n'accepte pas complètement ce que je suis en train de faire. Il y a des gens qui peuvent accomplir leur travail même s'il ne les intéresse pas, car ils ont une technique, un tour de main professionnel. Je ne peux pas. Lorsque je ne travaille pas, je suis heureux de ne rien faire. C'est un sentiment comparable à celui d'une femme sur la maternité. L'idée d'avoir un bébé est terrible: "Non, je ne peux pas repasser par ces épreuves encore une fois !" Mais, bien sûr, dès le début de la grossesse, le système hormonal reprend le dessus et cette femme fait en sorte que tout aille bien. Pour moi, l'effort, c'est de commencer ; ensuite, ça doit être agréable sinon je ne peux rien faire. Ça signifie peut-être que je ne suis pas naturellement musicien. Je ne me réveille pas avec des mélodies plein la tête et l'envie d'écrire, comme certains.

Les choses ne viennent-elles jamais seules ?

Ça devrait, mais la vie est trop courte pour attendre gentiment que les choses arrivent d'elles-mêmes (rires). . . Mais j'ai installé un piano et une batterie dans mon bureau pour m'encourager. Je ne peux pas bouger sans qu'ils viennent se rappeler à moi. Pourtant, je n'y touche pas tous les jours, car j'ai d'autres centres d'intérêt. La musique m'intéresse aussi en tant que consommateur, j'adore écouter les disques des autres. C'est comme vivre au bord d'une jolie rivière que tu vois sans arrêt: parfois, tu plonges pour prendre un bain; d'autres fois, tu préfères la regarder depuis la rive avec ta vision périphérique. . . Quand je me mets au boulot, je travaille plutôt durement et vite, en fait. Mon problème, c'est que mon esprit change et s'ajuste tous les jours. C'est épuisant, car un disque existera pour toujours sur la foi de la décision d'un moment précis, c'est une sacrée responsabilité. . .

Est-ce à dire que vous craignez la pérennité d'un disque ?

Lorsque j'ai commencé à enregistrer pour Rough Trade, je travaillais sur les chansons des autres, je considérais ça comme un travail à court terme, je n'attendais rien du futur, pas même que ces singles soient compilés, comme ça a été fait. Je faisais des chansons courtes et pour l'instant présent. Mais d'habitude, je pense à la postérité, uniquement parce que ce qu'on a fait par le passé nous hante, "Pourquoi ai-je donc fait cela ?" (Sourire). . . Pour la paix de mon esprit, je veux donc m'assurer que ce que je fais ne me rendra pas nerveux dans le futur.

C'est peut-être pour ça que vos disques semblent intemporels.

Je comprends ce que vous voulez dire. . . Je n'essaie pas délibérément de ne pas faire de disques datés, mais c'est vrai que mon processus de travail s'étale dans le temps. J'ai parfois une idée qui met des années et des années à se concrétiser, elle ne peut donc pas être marquée par le vent du moment, non. . .



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De même, vous avez toujours recherché la simplicité, l'épure, contrairement à la plupart des musiciens des années 70.

Il est suffisamment difficile de clarifier son esprit, de ne garder que l'important dans un morceau pour qu'il faille en plus y ajouter des enluminures, des décorations futiles qui éloignent du point originel. Donc, j'aime ne garder que les bases, l'air, les paroles. . . Je n'ai pas de théorie préméditée qui me limiterait, c'est juste mon mode de fonctionnement. C'est comme dans le jazz, j'aime l'idée qu'il y ait cinq instruments dans un quintet, point. Même si mes disques, ne s'y rattachent pas dans ce sens parce qu'ils ont plus de texture, j'aime cet aspect direct du jazz. C'est pour cela que je suis frustré lorsque je juge mes disques, j'y trouve toujours quelque chose à changer. Mais je n'en discute qu'avec moi-même, il y a assez de points sur lesquels polémiquer sans y mêler d'autres personnes (sourire). . .

Que reprocheriez-vous à un disque comme Rock bottom ?

(Silence). . . Je crois que j'ai été chanceux avec celui-là. Il est venu à une période où j'ai eu beaucoup de temps pour y réfléchir, j'ai eu la chance de pouvoir choisir les musiciens comme je le voulais et d'y travailler de façon idéale: il faut se sentir bien avec les gens, ne pas avoir besoin de parler de la musique. Le travail du compositeur est d'expliquer clairement ce qu'il veut, ensuite c'est facile à partir du moment où on a établi une bonne relation avec les musiciens. Je n'aime pas l'idée d'employer des musiciens de sessions. Pour moi, un disque, c'est aussi de la compagnie. Quand tu fais un disque, ou que tu en écoutes un, tu invites des gens dans ta propre chambre.


J'ÉTAIS LE BUVEUR


Revenons au passé. On a fait tout un plat de l'école musicale de Canterbury, qu'en est-il exactement ?

Je ne pourrais pas vous renseigner personnellement (rires). . . Je ne me souviens pas d'un mouvement particulier. J'étais à l'école là-bas, je m'y suis marié et y ai vécu. L'école où je suis allé n'avait rien de spécial, il n'y avait pas d'intérêt particulier pour l'art, et je m'y ennuyais car je n'étais pas très bon élève. Je ressentais donc une pression et, d'année en année, je perdais prise.

Etes-vous d'une famille où le succès scolaire était important ?

Mes parents n'étaient pas particulièrement vieux jeu mais estimaient que je devais être bon dans une matière, or il n'y en avait aucune où j'excellais. . . Pas même la musique. Quand on a 14 ans, chanter La Truite de Schubert n'est pas particulièrement excitant, la cour de récréation est plus intéressante (sourire). . . J'écoutais beaucoup de musique car mon père était pianiste, c'est lui qui m'a initié au jazz, et c'est devenu ma raison d'être. Non, pour être honnête, en relisant mes carnets, je m'aperçois que mon principal intérêt à cette époque, c'était les filles. J'en parlais beaucoup dans mon journal. Ce journal devait être un moyen de réussir quelque chose par moi-même car je me sentais un peu perdu. L'école, c'était comme un entraînement pour quelque chose qui n'était jamais défini, je ne comprenais pas ce qu'on attendait de moi ; ce journal, lui, était concret. Je n'avais aucune idée de ce que je voulais faire plus tard. Si la scène beat n'était pas apparue au milieu des sixties et que je ne me sois pas mis à la batterie, je me demande vraiment ce que j'aurais fait.

Votre jeunesse a-t-elle été marquée par le sentiment spécial de l'après-guerre ?

C'est possible, je me souviens du rationnement alimentaire qu'on subissait, et c'est peut-être pour cela que je suis devenu végétarien car la viande était rare et étrange (rires). . . Mes parents ont certainement plus souffert de l'après-guerre ; pour eux, c'était une fausse aube. Ils ne voulaient plus de guerre, et ça a recommencé immédiatement (rires). . . D'un autre côté, ils sentaient que le peuple était respecté pour la première fois de l'histoire, parce qu'il s'était battu pour la patrie et qu'on lui reconnaissait donc un droit à la santé et à l'éducation. Mes parents étaient assez cultivés mais ils n'avaient pas beaucoup d'argent, ils vivaient donc, économiquement parlant, comme la classe ouvrière.

Aviez-vous un sentiment de frustration à vivre dans une petite ville ?

Il ne faut pas exagérer. J'avais de très bons amis, comme Hugh Hopper, qui étaient musiciens. Mais pour se stimuler, on essayait d'économiser de l'argent pour passer le week-end à Londres, à dormir par terre chez l'un ou chez l'autre. On avait trouvé un café dont le juke-box était plein de disques de Thelonius Monk, ça nous paraissait incroyable, on trouvait cela vraiment cool. J'avais une paire de lunettes très noires, comme Ray Charles, j'avais donc du mal à voir quoi que ce soit de Londres, mais je me disais qu'en les retirant, je ne pourrais plus trouver de petites copines cool (rires)...

D'où est née l'idée de faire un groupe ?

Je crois que l'idée concrète vient de Hugh Hopper plus que de tout autre. Sans lui, nous serions restés des lycéens qui s'amusent. C'est lui qui a pris tous les contacts pour jouer, on répétait chez lui. Ses pauvres parents. . . Ils étaient si gentils. Ils avaient une toute petite maison et on s'installait juste derrière la porte d'entrée. Personne ne pouvait entrer sans se prendre les pieds dans la batterie. Et nous, on improvisait, on essayait de jouer des morceaux de Cecil Taylor ou de Ray Charles. Les parents de Hugh ne disaient jamais rien sur notre musique, c'est dire combien ils étaient gentils (rires). . . Grâce à Hugh, nous avons eu une réputation de groupe local, mais nous, nous voulions partir à Londres. S'il y a eu une scène à Canterbury, c'est vraiment quand les Wild Flowers (premier groupe de Wyatt, avant Soft Machine) sont devenus Caravan, eux étaient des gens de Canterbury.

Fin 68, on voit la première photo de quatre jeunes garçons, Kevin Ayers, Mike Ratledge, Daevid Allen et vous. C'est le groupe Soft Machine.

Il s'est donc monté autour de ceux qui avaient quitté Canterbury pour Londres. Lorsqu'on quitte une petite ville pour une grande, on ne connaît personne et on reste donc en contact avec ceux qu'on connaissait avant. Je ne me souviens vraiment plus comment cela a commencé. Je sais que Daevid Allen, qui était australien, plus vieux et plus expérimenté, a été très stimulant. Il préférait Paris, où il s'était marié et vivait sur une péniche amarrée au quai d'Orsay. Il avait des amis musiciens de jazz ou poètes, comme Brion Gysin. Moi, mes influences venaient du jazz, mais lui, avec ses amis plus dans le vent, nous a donné beaucoup d'idées, pour les light-shows par exemple, ou pour les drogues et compagnie. Les drogues ne m'ont pas du tout influencé, mais Daevid certainement.

Qui a choisi le nom de groupe, évidemment tiré du livre de Burroughs ?

Je ne m'en souviens vraiment plus. . . L'un d'entre nous, mais probablement pas moi (rires). . . Daevid avait en tout cas assisté à des lectures de Burroughs à Paris. Et il prenait pas mal de drogues.

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On pourrait se demander, à ce point de l'entretien, si ce qui vous a motivé pour monter le groupe était le jazz, la drogue ou les filles. . .

Je me le demande aussi (rires). . . Certainement pas la drogue en ce qui me concerne, elle me rendait nerveux. Moi, j'étais le buveur. On peut boire comme un idiot sans être poursuivi par la police. Déjà à l'époque, je me tenais à l'écart de la drogue à cause de cela. En tout cas, je ne me souviens plus de ce qui nous a poussés à monter le groupe. Nous étions un peu les gars de la campagne qui montent à la ville et qui doivent apprendre plus vite, c'est vrai. Il faut ajouter que ce qui m'intéressait le plus, c'était de devenir batteur, apprendre à mieux jouer, réussir à en vivre.

Sur les vieilles photos, vous avez pourtant l'air assez intéressé par le look et le glamour de l'époque.

En fait, la maison de disques qui nous a signés nous a dit "Règle numéro un: si vous n'êtes pas capables d'écrire un hit, ayez au moins des habits de scène, vous devez vous changer pour jouer, avoir un costume." Ils nous ont donc emmenés acheter des fringues. La seconde règle, c'était d'avoir des coupes de cheveux. Ils payaient, on s'exécutait. Cela faisait partie de la routine lorsqu'on signe un contrat. Ils essaient de vous rendre présentables. Ça, comme le fait de venir à Londres, c'était pour échapper à l'ennui, chercher l'aventure.

Pour des gens qui cherchent à fuir l'ennui, était-ce un accomplissement d'être dans ce monde du show-biz, on vous a vus par exemple sur des photos avec Hendrix. . .

C'est parce qu'il était signé par le même management que nous. C'était agréable d'être si près d'un musicien de cette qualité, ça vous fait réfléchir, Quand même, côtoyer un batteur aussi fantastique que Mitch Michell... J'avais du mal à imaginer que le public aille les voir eux, et viennent aussi nous voir. . . Ça nous motivait pour bosser la musique, afin de ne pas passer pour des idiots.

Vous avez accompagné Hendrix en tournée aux USA, vous sentiez-vous proche du rock'n'roll circus ?

Lui-même ne se sentait pas dedans. Quand je disais que la maison de disques nous imposait de beaux vêtements, que les managements organisaient des fêtes, ça c'est le rock'nroll circus et sa routine: ils vous présentent sous un certain angle. Mais on peut très bien prendre tout ça avec détachement. On est heureux que le public nous demande, et flattés, on apprécie les intentions, donc on marche avec Ia maison de disques; mais sans pour autant être enfermés dans son système. Habituellement, les gens de la qualité d'Hendrix sont des jazzmen, et donc, être dans la même pièce que lui, sur la même tournée, était très stimulant.

Que trouviez-vous de plus chez les jazzmen, comme Ornette Coleman, que chez les Beatles ou les Stones par exemple ?

Je ne sais pas. Nous n'avons jamais pensé jouer du rock. Probablement du fait que notre musique n'entrait pas dans un format déjà existant, nous nous sentions plus près de gens comme Coleman qui avait en quelque sorte inventé une musique, même s'il était très modeste et sympathique. On ne savait pas comment jouer de la pop. . . Du jazz, nous avions pris le plaisir physique de jouer de notre instrument et de le travailler. La pop n'offrait pas assez d'espace ouvert à l'improvisation. D'autant que, quand tu fais un hit, tu dois toujours le jouer de la même façon et il n'était pas question que nous jouions un morceau deux fois pareil.

Etiez-vous attirés par l'idée d'avant-garde dont on gratifiait Soft Machine ?

Je ne peux pas parler au nom des autres, mais pour ce qui me concerne, le mot avant-garde me paraît un qualificatif rétrospectif. Comment dire que quelque chose est avant-garde au moment où il a lieu ?

Contrairement à tous les groupes de l'époque, plus ou moins psychédéliques, Soft Machine improvisait sur de vraies pop-songs. . .

Ça me paraît être une définition juste. Probablement parce qu'à cette époque, on était des buveurs et pas des fumeurs (rires). . . La bière au lieu du haschich, ça nous a éloignés du psychédélisme. Par contre, notre public devenait de plus en plus snob, et ça a influencé ce que j'ai fait par la suite. S'il y avait quelque chose que je n'appréciais pas dans la musique classique moderne qu'écoutait mon père, c'était bien cette atmosphère snobinarde. Et je ne voulais pas la voir réapparaître dans le rock. Ce qui est bien dans le rock, c'est son côté démocratique, tout le monde peut en faire, tout le monde peut en écouter. Un constat presque politique s'impose: le rock est une musique à laquelle n'importe qui peut prendre part. Je n'aimais pas l'idée d'une musique rock élitiste, ce n'est pas avant-garde du tout; au contraire, c'est un concept très démodé. En même temps, je crois avoir été un peu dur envers le public, j'ai rencontré depuis des gens qui aimaient notre musique très simplement et qui étaient très gentils. J'avais été trop dur envers ces pauvres diables que je n'avais jamais rencontrés (sourire). . . Il faut dire qu'il fait noir lorsqu'on joue, on ne peut pas voir les gens (rires). . .

Ils étaient peut-être charmés par quelque chose dont vous jouiez depuis vos débuts : la pataphysique. Votre tout premier slogan publicitaire était "Nourririez-vous votre fille à la Machine Molle ?"

Cet intérêt est venu du premier signe de sympathie que nous ayons reçu : un boulot dans le sud de la France. Et le Sud, en été, c'est Paris (rires). . . Qu'est-ce que je raconte, c'est venu bien avant, lorsqu'on nous a demandé de faire la musique pour une pièce d' Alfred Jarry au festival d'Edimbourg. Nous nous sommes donc intéressés au propos de la pièce et on a trouvé ça magnifique, même dans la traduction anglaise. C'était la première fois qu'on nous laissait être nous-mêmes, au lieu d'être calibrés et dirigés par le management. Nous nous sommes reconnus dans cette attitude, on avait trouvé le moyen d'être en confiance pour jouer sans nous soucier d'une étiquette à coller sur notre musique.

Comment vous êtes-vous reconnus dans la pataphysique ?

Dans mon esprit, c'érait une extension de ce que mon père m'avait dit, plein d'admiration, des dadaïstes. II était incroyablement enthousiaste sur la musique de Satie et son attitude. Et puis, la pataphysique me faisait rire. Dieu, laissez-moi réfléchir (silence). . . Je suppose que j'étais déjà un pataphysicien stalinien puisque j'adhérais à la définition de la pataphysique que quiconque me donnait et que ça devenait la définition du jour. J'acceptais totalement l'autorité de quiconque se disant pataphysicien pour ce qu'elle signifiait. Il me semblait que personne ne savait ce qu'était la pataphysique et qu'on pouvait l'inventer à l'intérieur de ce non-dit.

Voulez-vous dire que ce n'était qu'une marque ?

Non. Simplement, on se sentait à l'aise avec l'attitude, les idées et l'imagerie que nous avons découvertes. Et puisque notre préoccupation principale était l'écriture musicale, je ne crois pas que nous puissions donc détenir quelque autorité que ce soit sur ce sujet. Il faudrait demander à des gens plus qualifiés. A ceux qui nous ont donné un certificat, par exemple. Il est possible qu'ils aient eu des raisons complètement ironiques pour décréter que nous étions un groupe pataphysicien. Et je les en remercie. Mais personne n'a jamais pu expliquer le pourquoi, et on ne va certainement pas le faire maintenant (rires). . .

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Comment avez-vous reçu l'ordre de la Grande Gidouille, le diplôme du Collège de pataphysique ?

Tout ce que je sais, on nous l'a dit après, c'est qu'un très vieux et très important pataphysicien qui ne pouvait plus marcher, a été amené à un de nos concerts. On lui avait décrit notre musique comme la plus ridicule imaginable et affirmé que s'il avait besoin d'un orchestre officiel, nous étions celui qu'il fallait (rires). . . II nous a écoutés vingt minutes, "Oui, c'est bon", avant qu'on ne Ie ramène chez lui aussi vite que possible. C'est ainsi qu'il a décrété que nous étions adéquats, nous et personne d'autre (rires). . . Nous avions donc le droit officiel d'ouvrir la parade officielle de pataphysique chaque fois qu'elle était appelée à défiler. Ça n'arrivait jamais (rires). . . Mais ça nous a valu l'ordre de la Grande Gidouille.

Qui étaient ces gens du Collège de pataphysique, des enseignants loufoques ?

Je ne sais vraiment pas. C'était des gens qui présentaient bien, ils ne venaient pas à nous en disant "Hello, je suis pataphysicien" mais en prononçant quelque chose de très bizarre. C'est seulement après coup qu'on réalisait que la phrase n'avait pas de sens. "Ah oui, il doit être du Collège de pataphysique" (rires). . .

On trouvait une part d'absurdité et d'ironie dans Soft Machine, alors que le groupe était pris au sérieux. N'était-ce pas frustrant ?

Sur la fin, c'est certain, nous n'avions plus d'identité collective. Les autres ne voyaient pas la même chose que moi dans le groupe. J'étais plus touché par l'absurdité comme élément libérateur que les autres. . . C'est pour cela qu'après quelques années, ils ont cherché quelqu'un de plus sérieux. Moi, je pense que l'absurdité, c'est très très sérieux.

Au vu de vos carrières solo, on se rend compte qu'il n'y avait que vous et Kevin Ayers pour jouer sur l'humour et la simplicité.

J'étais deux personnes. Le batteur, mais aussi un chanteur. Et la direction dans laquelle j'allais en tant que batteur était différente de celle où le chanteur voulait aller. Tant que ma priorité était la batterie, le contexte convenait. Mais je développais de plus en plus de petits moments de simplicité et de clarté contre le barrage des effets compliqués: c'était le chanteur qui grandissait en moi. Et il est venu à la surface plus tard. . .

Le chanteur était-il frustré par le batteur ?

Pas vraiment. Il était comme un petit frère attendant son tour. Je ne voulais pas vraiment devenir chanteur. . . La batterie est un instrument atonal qui produit des rythmes et une texture, une énergie que j'appréciais dans le jazz. Mais en tant que consommateur de musique, ce qui me hantait, c'était de petits fragments de mélodie qui se stockaient dans mon esprit et n'avaient pas l'opportunité de se développer dans ce contexte. J'avais donc besoin de trouver un contexte, c'est tout. Ensuite, ça a été un processus lent. Mais, cette analyse est faite a posteriori. De plus, je ne veux pas porter de jugement sur les différences qui existaient au sein du groupe: qui avait fait le bon choix, qui avait fait le mauvais ? C'est trop embarrassant. Je peux juste dire que j'étais de moins en moins à l'aise.

Vous êtes gêné parce que c'est vous qui avez fait le bon choix, au regard de l'histoire de la pop.

Je ne voyais pas de voie qui conduirait directement à la joie et l'illumination. Et je ne voulais plus consacrer ma vie à être dans une machine de plus en plus efficace. Les autres me faisaient me sentir mal à l'aise, pour une simple raison: la plupart du temps, j'étais un imbécile bourré. C'était loin d'être amusant, et même pénible, lorsqu'on essayait de travailler avec moi, pas parce que j'étais lourdingue, mais à cause de mon indiscipline (silence). . . Sans fierté, je dirais que je les ai quittés, mais il me semble que la vérité est que je ne les aurais pas quittés s'ils m'avaient demandé de rester. Ils recherchaient quelqu'un de plus professionnel, j'étais considéré comme un amateur fini: j'étais devenu de plus en plus embarrassant pour eux. . .

Peut-être viviez-vous plus dans l'esprit post-soixante-huitard, flower-power ?

J'étais dans un état d'esprit qui datait d'avant cela. Flower-power, ça me fait penser à des étudiants californiens, et je ne me trouvais aucune affinité culturelle avec cette ambiance. Si j'arrive à clarifier mes idées de l'intérieur, je dirais que je me sentais plus redevable à l'esprit dada et à la pataphysique. Je n'arrive pas à replacer ma trajectoire personnelle dans un contexte social. Je ne me sentais pas partie prenante du mouvement hippie ou d'autre chose. J'étais avec des gens. . . Encore une fois, il me fallait trouver un contexte différent du groupe et c'était difficile car j'avais mis beaucoup de mon identité dans Soft Machine et ça ne collait plus. Je devais partir et recommencer autre chose. C'était comme un divorce et j'avais peur des problèmes matériels, il fallait que je me débrouille seul pour trouver des contacts, des billets d'avion, de l'argent pour des micros ou une batterie. . .

Viviez-vous plus comme une pop-star ou comme un père de famille ?

Laissez-moi réfléchir... Dans les sixties, j'étais marié à Pamela et nous avons eu un fils, mais à cause de la vie de groupe, des voyages, j'étais un père et un mari inefficace, comme un marin. . .

Voulez-vous dire que vous aviez une fille dans chaque ville ?

Pas nécessairement. Simplement, je n'avais pas le sens des responsabilités que requiert un enfant. Tout le travail incombait à la maman. Ce n'est pas exactement la réponse à la question, mais j'essaie de me souvenir (silence). . . Je me rappelle que j'ai cessé de voyager en taxi pour reprendre le bus, si c'est ça la différence entre une pop-star et un père de famille, alors (rires). . .


REJOINDRE UN PARTI MOCHE ET HORRIBLE


Aviez-vous déjà des préoccupations politiques ?

Je crois que j'en ai toujours eu, mais jusqu'à la fin des sixties, je pensais que le monde entier les partageait et qu'il n'était donc pas nécessaire de les exprimer ou de se battre pour elles. C'est seulement lorsqu'une espèce de néo-conservatisme démodé a pointé son nez, plus tard, que j'ai décidé de ne pas le cautionner par le silence. Je suis donc devenu actif pour rester moi-même. Avant, il y avait un consensus car la droite avait été discréditée par la Seconde Guerre mondiale, qui était la crise ultime de la droite en quelque sorte. Et là, d'un coup, la droite avait survécu, et elle se portait même très bien, merci pour elle (rires). . . Mais, je n'attends pas des autres, des groupes de rock, qu'ils aient des prises de position politiques. Je sais que c'est suffisamment dur de faire les concerts, de vivre sa vie. Je connais des gens très charmants mais qui ne peuvent pas avoir de préoccupations politiques, ils vivent, travaillent et essaient de faire le bon choix lorsqu'une alternative se présente. Je l'accepte tout à fait. Moi, j'ai été de plus en plus stimulé par l'analyse politique.

N'aviez-vous pas d'ennemis dans les sixties, contrairement aux étudiants de 68 ?

Je pensais que les ennemis avaient perdu (rires)... Quant à 68...
En allant à Paris, ou en Allemagne, nous étions plongés dans un drame que nous ne pouvions pas comprendre. Et cependant, nos sympathies étaient très claires: quand tu vois un gosse frappé par un policier français, tu es du côté de l'étudiant, d'un point de vue purement émotionnel. Il me semblait indéniable que lorsqu'elle deviendrait adulte, cette génération ne permettrait plus que la police ait un tel comportement. Et puis, je pensais qu'elle avait été traumatisée par la Seconde Guerre mondiale que nous avions en quelque sorte ratée. Notre incompréhension venait donc d'une différence d'expériences. Je n'ai découvert les ramifications internationales du mouvement de 68 que plus tard. Je n'étais pas au même point de réflexion politique que les activistes de l'époque.

Votre conscience politique est-elle apparue grâce à la lecture ?

Au départ, c'est venu de voir des policiers frapper des étudiants (rires). . .
Et, plus tard. . . Quand tu es fan de jazz, les aristocrates de ta famille culturelle sont noirs, donc d'origine africaine. Je me sentais plus proche d'un jazzman noir que d'un Anglais me disant d'être fidèle à ma race. "Pour qui te prends-tu pour m'interdire d'écouter Coltrane, merde, quand tu feras des disques aussi bons que les siens, reviens me voir" (rires). . .

Etiez-vous féru d'anglicité ou cela vous énervait-il ?

Oui. Ce qui m'énerve avec l'anglicité, c'est son double langage. Qui se résume dans cette phrase: nous sommes si modestes, c'est ce qui nous rend meilleurs que le reste du monde. Et que pensent les autres des Anglais ? Que ce sont des gens charmants, polis; d'accord, ils ont bien essayé de conquérir le monde, mais ce n'est rien. C'est cette image de gentils gars qui jouent au cricket qui serait celle du peuple le plus impérialiste et le plus mégalomane de toute l'histoire ? Impossible de songer à cela et de rester sain d'esprit. Peut-être que grâce à mon père - les compositeurs qu'il écoutait étaient russes, français, américains - ou la peinture que j'aimais - qui était influencée par la sculpture africaine ou par les estampes japonaises -, grâce à tout cela, donc, j'ai pris conscience qu'il y avait de l'inventivité et de la stimulation dans le monde entier.

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Est-ce ce qui vous a poussé à écouter des radios du monde en ondes courtes ?

Ça, c'était plutôt dans les seventies, pour avoir plusieurs éclairages sur ies événements et la vie. Car l'un des aspects de cet étrange narcissisme anglais, c'est qu'il était soi-disant suffisant d'écouter la BBC, puisque contrairement à la radio russe, elle donnait tous les points de vue, passait toutes sortes de musiques, etc. Mais lorsqu'on prétend qu'il n'y a pas lavage de cerveau, c'est en fait là qu'il y en a. C'est pour ça que je recherchais des points de vue extérieurs, en particulier de personnes dont on me disait qu'elles étaient le diable. Vous, Anglais, me dites qui est l'ennemi et que notre Premier ministre et son grand-père Shakespeare sont Dieu; comme je ne suis pas d'accord, je ne suis donc pas convaincu que ceux que vous me désignez comme l'ennemi le soient. C'est une attitude dont les Américains semblent avoir hérité, tout comme ils ont hérité de notre langue. Certains les décrivent comme ayant des besoins globaux mais une insularité spirituelle. Ils ont donc comme image d'eux-mêmes celle d'un petit village tranquille qui veut être en paix avec les autres, alors qu'en fait, ils ennuient tout le monde. Ils ne veulent pas prendre la responsabilité de ce qu'ils ont fait par le passé.

C'est ce que vous avez un jour décrit comme l'United State of Amnesia. . .

Oui. Il est difficile de croire quelqu'un qui va partout dans le monde pour défendre les droits de l'homme alors qu'il vient d'un pays dont l'existence même est basée sur l'extermination des populations indigènes. La bataille des Américains contre Ies Indiens était plus vaste et plus réussie que ce que les Nazis ont fait subir au peuple juif, par exemple. A l'évidence, tous les habitants d'un continent ont été exterminés ou sont lessivés, ce ne sont plus que de tristes alcooliques parqués dans des réserves. Pardon, je sais qu'il y a aussi un pourcentage d'Indiens forts et actifs qui travaillent, mais quand même, ils se sont fait entuber sur une échelle difficile à imaginer. Je trouve donc qu'il faut aux Américains une sacrée dose d'amnésie pour prêcher au monde entier la bonne manière de faire ou de prospérer après de telles actions. Ils ont pris cette habitude de se voiler la face et la conscience avec les Indiens, et puis le procédé s'est répété. Quant à nous, les Anglais. . . La principale chose que nous ayons appris à nous cacher sur l'Empire, c'est bien que la fonction primaire d'un empire est de sucer la richesse des victimes pour enrichir celui qui ponctionne, alors qu'on présentait ça comme une expansion de la civilisation chrétienne, du commerce libre, de l'éducation. . . Ça ne me dérangerait pas si on avait admis la réalité. Il y avait eu des empires avant, ils disaient "Nous sommes les plus forts et les plus grossiers et on veut vaincre les autres pour se sentir mieux." Au moins, c'est honnête, et c'est ce qui nous a manqué.

Est-ce pour être plus actif que vous avez rejoint le Parti communiste anglais ?

J'ai mis du temps. Durant les seventies, j'ai voulu rejoindre des gens d'une classe qui s'éduque en permanence. Ma femme et moi étions sans cesse à la recherche de livres, et il était plus stimulant d'être dans un milieu où les livres circulent tout le temps. Le Parti communiste semblait un bon vecteur, car en Angleterre il n'a jamais eu ni la crédibilité ni la taille de ceux de France ou d'Italie, pour d'évidentes raisons historiques: chez vous, la résistance passait par le communisme, ici, elle s'appelait Winston Churchill (rires). . . Je sentais que j'étais prêt pour rejoindre une organisation politique qui était aussi impopulaire et incomprise que pouvait l'être l'avant-garde dans le milieu artistique. Vous me demandiez ce que je pensais de l'avant-garde, comment la définir. Si elle a une valeur, c'est bien de voir de la beauté là où les gens voient de l'horreur. Dada nous a appris qu'il n'y a pas de choses horribles. Donc, ça ne me posait pas de problème de rejoindre un parti qu'on disait moche et horrible. j'avais assez de confiance en moi pour rejoindre un groupe très impopulaire parce que j'avais besoin d'une atmosphère d'analyse, d'être au contact de gens qui lisaient plus que moi.

Les communistes anglais sont-ils plutôt des intellectuels que des ouvriers ?

Le président de ma section était plombier, et il m'a fait énormément réfléchir. Je l'aimais beaucoup, c'était un plombier très éduqué et posé. L'idée que les intellectuels puissent être coupés du monde des travailleurs ne m'a donc jamais effleuré. Etre communiste en Angleterre m'a apporté un énorme courage. Dans le monde du rock ou des arts, les gens considérés comme dangereux sont finalement assez bien traités.
On t'adore même quand tu es un rocker dangereux, donc c'est que tu ne l'es pas vraiment. Par contre, si tu es communiste ici, on te descend en flèche et on te marginalise, on te traite comme une merde. En un sens, le vrai courage est là et pas chez les rockers rebelles qui jouent juste un rôle. Dans ma section, j'ai rencontré des gens vraiment courageux qui ne seront jamais connus ni millionnaires. . .

Et pourquoi avez-vous quitté le parti ?

C'est comme la question sur mon départ du groupe. . . Est-il tombé ou l'a-t-on poussé ? (rires). . . je suis parti parce qu'il me semblait ne pas retrouver ce courage des gens de la base parmi les dirigeants. Ils paraissaient uniquement préoccupés par les attaques incessantes de la presse et déterminés à ne garder du communisme que le nom. Pour cela, ils devenaient plus amicaux envers nos ennemis à une époque où ça ne m'impressionnait plus du tout.

Ils devenaient professionnels ?

Oui. Ma femme a toujours été plutôt anarchiste, et elle me disait "Bien sûr, Robert, la merde finit toujours par remonter à la surface" (rires). . . j'ai toujours été un léniniste romantique. . .

Y avait-il des polémiques sur le fait d'être plutôt léniniste ou trotskiste ?

On ne peut pas discuter avec un trotskiste (rires). . . je n'ai jamais été hostile aux trotskistes, simplement ils m'énervaient d'avoir parcouru la moitié du chemin pour faire ensuite le mauvais choix politique (rires). . .

Et vous, n'avez-vous jamais pensé avoir fait le mauvais choix ?

La raison pour laquelle je n'ai jamais été attiré par le trotskisme, c'est qu'il ne défend que des théories. Il n'existe pas un seul pays trotskiste, pas même une petite province italienne, ce n'est pas une réalité. Les journaux trotskistes m'ont parfois fait réfléchir, je possède une histoire trotskiste de la Révolution russe qui est merveilleuse, mais cette doctrine a une caractéristique commune avec le christianisme qui me gêne beaucoup. Celle qui consiste à dire que ses héros ont été crucifiés. Donc, forcément, le monde moderne ne peut rien reprocher aux trotskistes, ils ont une espèce de virginité, de pureté qui leur donne le droit de critiquer n'importe quoi dans le monde.

Justement, ce caractère utopique ne vous a-t-il jamais attiré ?

Vous soulevez un point important. . . Pourquoi ai-je choisi le Parti communiste ? Cette décision me paraît toujours évasive et inconsciente. Les conservateurs attaquent tout le monde en bloc sans différencier les trotskistes des autres, ils attaquent en bloc ceux qui se réclament des idées de gauche. Leurs campagnes de haine sont basées sur une critique des pays communistes. Les trotskistes sont assez heureux de s'associer à ces attaques contre l'URSS ou d'autres. Donc si la droite ne fait pas de différence entre les courants du socialisme, moi j'en vois. Et je n'ai pas ce côté artiste utopique. Je répète que je ne suis pas certain d'être d'abord artiste, d'être motivé par l'aboutissement de satisfactions artistiques. Je dirais modestement que je voulais me dissocier de la machine à penser conservatrice, uniquement pour préserver ma santé mentale. C'est presque psychologique, je me sentais insulté et désorienté par ce consensus créé par les conservateurs alors qu'ils prétendent avoir fondé une communauté vibrante et pluraliste. J'ai plutôt l'impression qu'ils ont une réponse uniformisée pour tout ce qui peut arriver dans le monde. C'était urgent de m'extirper de ce consensus.

Quand vous avez quitté le parti, il y a quelques années, avez-vous trouvé autre chose pour remplir votre vie ?

D'abord, je n'ai pas le sentiment d'avoir perdu ce que j'ai retiré de cette expérience. D'une certaine manière, j'ai quand même perdu mon éducation de classe, et donc, je me retrouve au point où j'en étais dans les années 70 : ma femme et moi sommes sans arrêt à la recherche de livres (rires)...

Avez-vous parfois regretté de n'avoir pas un média plus important que le disque pour exposer votre point de vue politique ?

Ça va vous paraître étrange, mais je ne considère pas que toucher un public soit primordial. Je dois le faire avec mes disques parce que c'est mon boulot, mais je ne me sens pas une âme de missionnaire. Donc, je me partage entre le disque, qui doit nécessairement être public, et discuter, par exemple, de livres avec ma femme, ce qui est tout à fait privé. Le travail que je fais, c'est pour rester intègre et sain. Je serais désespéré d'être enrôlé dans une direction contraire, je ne suis pas un rebelle et je veux rester au contact des gens.

Vous avez d'ailleurs souvent eu des affinités avec des chanteurs engagés.

Oui, en particulier, j'ai été très heureux de rencontrer Jerry Dammers (ex-chanteur des Specials) et de l'aider à faire ce disque au profit de la Namibie. Je ne sais pas pourquoi on a mis mon nom sur la pochette du disque parce qu'il y avait six autres chanteurs et la chanson était de Dammers (sourire). . . C'était vraiment une rencontre enrichissante car il est plus homme de terrain que moi. Etant bloqué sur une chaise roulante, je ne peux pas aller dans la rue. . . Lui menait une action quotidienne dans les rues de Coventry. J'ai été particulièrement impressionné par les groupes sur le label de ska Two Tones. Je ne suis pas l'actualité du rock, ce n'est pas la musique qui m'intéresse, encore une fois parce que je la trouve trop cloisonnée, mais j'aime beaucoup certains musiciens de rock. Je connais l'acid-test, qu'est-ce que je raconte ? (Rires). . . Donc, le test qui détermine mes choix, c'est quand je sens qu'une personne est attaquée. Si je lis par exemple une critique de cette Irlandaise rasée, oui, Sinéad O'Connor, alors je serai à ses côtés. Voilà le test. C'est ainsi que j'estime certains musiciens, ou quand je lis des interviews de groupes irlandais punks comme Stiff Little Fingers ou That Petrol Emotion. J'apprécie leur attitude, même si je n'aime pas forcément la musique, elle me paraît plus sérieuse que celle de Johnny Rotten. J'aime les gens qui ont une attitude vraiment courageuse et la mettent au service d'une cause qui le mérite.

Vous n'avez pas mentionné Billy Bragg, qui est pourtant le plus engagé.

Bien sûr, je l'aime beaucoup. Pour ses chansons, mais pas uniquement. Récemment, il a fait une émission de télé avec un DJ de la BBC. C'était un reportage, avec juste un magnétophone et un caméraman, sur les mines d'or en Amérique du Sud. Ils observaient le fonctionnement de ces vieilles exploitations coloniales et rencontraient les gens sur place. Ils enregistraient de la musique locale et Billy chantait ses chansons. C'était merveilleux, c'était un reportage qu'un professionnel n'aurait jamais fait. L'Angleterre manque de Billy Bragg, elle n'a pas cette tradition de chanteurs engagés qui s'accompagnent à la guitare et qu'on trouve ailleurs, ne serait-ce qu'en Amérique.

Comme Billy Bragg, êtes-vous motivé par la rage ?

Non, je dirais que ma motivation première est presque l'exact contraire : quand, par exemple, on me dit de haïr les Cubains, ça me donne envie de chanter une belle chanson cubaine. Je n'accepte pas qu'on me dise de détester des gens. Je ne suis jamais allé à Cuba, mais, par pitié, ne me dites pas de haïr ses habitants; quels qu'ils soient, vos motivations pour les détester puent, je le sais. Je fonctionne donc plutôt sur le refus de la haine. Et si ça passe dans mes chansons, comme vous le sous-entendiez, j'en suis ravi. Je me souviens bien de l'exemple des Namibiens. On disait "Ce sont des noirs - manipulés par des terroristes cubains de surcroît -, ils ne peuvent donc pas se prendre en charge, ce ne sont que les poupées des Russes." Et je les ai rencontrés, ce sont des gens si bons, si modestes, excellents travailleurs et accueillants. Et on ne voudrait pas les laisser gouverner leur propre pays ? Quelle insulte que d'entendre des prétendus experts dire qu'ils étaient manipulés.


JE CASSE DES OBJETS


En vieillissant, n'avez-vous pas envie de vous occuper un peu moins des autres et plus de vous ?


(Rires). . . La plupart du temps, c'est ce que je fais. Comparé à la majorité des gens que je connais, je suis assez paresseux, assez autocomplaisant, et mon penchant naturel tendrait à l'hédonisme. Je me suis retrouvé dans une guerre des nerfs, mais je ne suis pas un combattant né. J'aime mon petit confort douillet (silence). . . Ma seule contrainte en vieillissant, c'est de me montrer de plus en plus prudent dans mes actions. Je dois réfléchir trois fois au lieu d'une seule, ou de pas du tout (rires). . . L'âge en lui-même ne m'effraie pas: plus tu es vieux, plus tu as vécu, donc plus tu as de souvenirs, c'est une évidence. Par contre, physiquement, l'âge est un problème. Cette déchirure musculaire à la poitrine que j'ai eue avant-hier, ça peut toucher n'importe qui, mais c'est le genre d'accident qui m'arrive de plus en plus fréquemment. . . C'est un rappel constant que je ne suis plus aussi résistant qu'avant. . . Ce doit être un peu effrayant pour ma femme (silence). . . En vieillissant, mon corps ne répond plus comme je le voudrais. . .

Voulez-vous sous-entendre que vous avez mal vécu votre accident physique ?

Mon accident originel ? Au début, oui, car je suis resté un an à l'hôpital et j'étais assailli par toutes sortes de pensées, sauf les questions pragmatiques du genre "Comment payer mon loyer ?". Et puis, à cause de mes limitations physiques, je devais me concentrer profondément sur la moindre petite chose. Ça a été un problème pour travailler, je devais faire de nombreux efforts, puis abandonner (silence). . . Peut-être avais-je besoin de la discipline que j'ai acquise en devenant paraplégique. . .

Etiez-vous enragé contre vous-même à cause des excès qui ont conduit à cet accident ?

(Silence). . . J'aurais pu atterrir sur (silence). . . Vu comment je m'en suis sorti, je crois que j'ai eu de la chance. C'était plus un changement dramatique qu'un désastre. L'hôpital où j'étais soigné était très bon. Et lorsque j'en suis sorti pour enregistrer, les amis avec qui je travaillais avant étaient toujours là. Quand vos amis disparaissent, là c'est très dur. . .

Auriez-vous un fond chrétien pour accepter ainsi la fatalité ?

Je pense vraiment que ça aurait pu être pire. Dans le lit voisin du mien, il y avait un ouvrier du bâtiment qui était tombé d'un échafaudage. Son syndicat lui avait obtenu une bonne pension car l'échafaudage était mal fixé, il n'avait pas à s'inquiéter pour l'argent et on lui avait même trouvé un boulot dans un bureau. Mais ça l'a déprimé, car c'était un travailleur physique et d'extérieur; il ne pouvait pas supporter l'idée d'être enfermé dans un bureau. Alors que pour moi, l'idée que je ne puisse plus être batteur et faire de tournées, c'était presque. . . Rétrospectivement, c'était le bon moment pour que ça arrive. Plus tôt, ou plus tard dans ma vie, cet accident m'aurait abattu mais pas à ce moment-là. C'était comme s'il n'y avait plus de suite possible à ma manière de travailler. Il était temps de changer ma méthode, ça a été le cas avec cet accident.

Le prix à payer n'était-il pas trop lourd ?

Bien sûr, de par mes limitations physiques, j'ai un sentiment permanent de frustration. Oui, je casse des objets par colère, j'écrase des choses quand je n'arrive pas à atteindre ce que je veux attraper. Et après, je me sens mieux: c'est un indicateur de ma frustration physique.

Votre accident est-il arrivé parce que vous faisiez trop d'excès ?

Oui. Ma vie était un peu disloquée (sourire). . . Je cherchais continuellement toutes sortes de stimulants. Il faut être un peu désespéré pour chercher à s'amuser sans cesse. Aujourd'hui, j'ai toujours des tendances à l'excès. Cette blessure à la poitrine que je me suis faite, eh bien, c'est parce que j'ai picolé comme un Polonais, que j'ai voulu m'extraire de mon fauteuil et que je n'ai pas pu me contrôler. Si on ne me surveille pas, je vais boire sans m'arrêter ou écouter de la musique à plein volume pendant six ou sept heures d'affilée jusqu'à ce que les voisins deviennent fous.

Avez-vous toujours du plaisir à boire ?

Oui (rires). . . C'est bien là qu'est le problème.

Vous sentez-vous plus sage avec l'âge ?

Je ne sais pas (sourire)... A 5 ans, on se sent plus sage qu'à 12; à 20, plus qu'à 15 et à 25, on se rend compte qu'on ne l'était pas à 20. On se sent toujours plus sage. Il faudrait apprendre de chacune des expériences précédentes et assimiler. Comme vous pouvez le constater, j'ai du mal à tirer la leçon du passé, et même parfois de m'en souvenir. Pour devenir sage, il faudrait tout retenir et construire sa sagesse sur cette somme de savoir. On pourrait ainsi contempler les choses depuis une montagne élevée (sourire). . .

Votre réputation de gentillesse, de timidité, vous énerve-t-elle parfois ?

Gentil ? Si ma femme était là, elle éclaterait de rire (rires). . . Je ne suis pas assez introspectif pour me connaître vraiment. C'est drôle parce que j'ai l'habitude d'être considéré comme la personne raisonnable associée à des gens très agressifs. Politiquement, mais aussi parfois musicalement.
Je n'ai jamais vraiment essayé de me défaire d'une quelconque réputation qu'on me ferait, simplement parce que je ne crois pas qu'on puisse tracer une ligne autour de quelqu'un pour l'enfermer dans une définition. Et je ne suis pas assez détaché de moi-même pour pouvoir me juger de l'extérieur.

Avez-vous jamais dû faire un choix entre votre vie privée et votre carrière ?

Je tiens absolument à préserver ma vie privée. . . Il y a eu, par le passé, des moments où mon travail a détruit les chances de succès de ma vie privée. Je ne veux en aucun cas que ça se reproduise. En termes plus explicites, disons que j'ai complètement foiré mon premier mariage par négligence, je ne veux pas que ça recommence, Aujourd'hui, je comprends mieux comment je fonctionne, je vois plus clairement ce que je dois faire, comment le faire et ce que je dois éviter. Tout va mieux. J'en suis au stade des réglages de précision. Dans chaque choix qui se présente - ne serait-ce que l'achat d'un disque de jazz de tel ou tel artiste -, je deviens plus réfléchi et plus précis.

Deviendriez-vous plus rationnel sous l'influence de votre femme ?

Tiens, je l'entends rire à nouveau (rires). . . Elle a certainement essayé de me rendre plus pragmatique. Elle croit avoir réussi, et hop, elle s'aperçoit qu'elle s'est fait avoir. . . Mais j'aimerais vraiment devenir plus rationnel si ça pouvait la rendre plus heureuse.

       
     
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