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 Les dix albums indispensables de Hugh Hopper - Improjazz - N° 218 - septembre 2015








Le prog ou rock progressif est une sorte de grande armoire à rangement dans laquelle on a stocké des groupes ou des musiciens très différents et qui dans certains cas n'avaient à peu près rien en commun; de Yes à Univers Zéro l'écart est immense si l'on peut dire! En fait prog désignait au départ des groupes ou artistes dont la démarche consistait à faire évoluer une base musicale sur laquelle à peu près tout le monde s'entendait et que l'on désignait comme pop-rock. Mais si certains musiciens faisaient simplement évoluer le genre rock, d'autres créaient carrément une nouvelle identité musicale reprenant l'énergie du rock mais aussi l'improvisation du jazz ou la sophistication de la musique contemporaine. Si aujourd'hui la musique de Henry Cow nous est devenue familière, il est toujours intéressant de tenter d'imaginer la désorientation qu'elle a exercée sur les oreilles de l'époque. Pour brouiller encore davantage les choses il existe des groupes dont la musique a considérablement évolué et parfois en peu de temps; ce fut le cas de Soft Machine qui en à peine une année va faire un grand saut, cette année allant de mi 1969 aux premiers mois de 1970. Deux musiciens vont influencer le cours des choses durant cette période : Elton Dean et Hugh Hopper. Pendant que Robert Wyatt et Mike Ratledge restent perméables à de nombreuses influences, Hopper et Dean semblent clairement attirés par la musique instrumentale, improvisée et assez nettement influencée par le jazz. C'est très clair pour Elton Dean, plus ambivalent pour Hopper, en effet la technique d'amplification de sa basse (fuzz) va lui permettre d'accrocher des sons qui se rapprochent tantôt de la guitare électrique, tantôt du synthétiseur. Lui et Ratledge restent séduits par les sons massifs présents dans le rock grâce à la guitare, à cet égard je vous suggère d'écouter « Grides » un live de Soft Machine enregistré au début de l'année 1971 au cours duquel le son de la basse de Hopper et du clavier de Ratledge n'ont jamais été aussi proches.

Nous sommes donc à cette époque ou ces musiciens produisent une musique très difficile à classer et que l'on appelle encore prog: « Leg end » de Henry Cow ou « Third » de Soft Machine. L'ambivalence sera de mise encore pendant quelques années chez Hatfield and the North ou sur les premiers albums de National Health ou de Gilgamesh. Où ranger ces disques, dans le jazz rock, dans le rock ? Non, dans le prog! Cette ambivalence a fait que tous ces musiciens se sont créés un public bien plus que d'avoir massivement réussi à séduire le public rock ou jazz. Le capital notoriété de Fred Frith dans le champ du rock n'est pas très élevé pas plus que celui de Pip Pyle auprès des amateurs de jazz, le seul qui a finalement acquis ses lettres de noblesses dans le jazz est sans doute Elton Dean, à tel point que certains de ceux qui le suivent méconnaissent non seulement qu'il a fait partie de Soft Machine mais aussi qu'il n'a jamais totalement quitté cet environnement en entretenant des groupes comme Soft Heap ou Soft Works durant toute sa carrière.


Puisque ces colonnes sont celles d'un magazine de jazz et d'impro, il me semblait intéressant d'évoquer un musicien qui ne bénéficie pas vraiment de la considération des publics de l'un et l'autre de ces styles mais qui comme je l'écrivais plus haut, s'est forgé son propre public. Pourtant Hugh Hopper mériterait largement de figurer dans les discothèques des amateurs de jazz en tous cas de celles et ceux qui savent écouter la musique pour ce qu'elle est sans trop tenir compte des classifications assignées par les biographes et autres critiques musicaux.

Malgré tout et à la décharge du public, on peut dire que Hopper n'y a pas vraiment mis du sien! Au moment où on aurait enfin pu le capturer dans la catégorie jazz ou jazz-rock voilà qu'il allait fricoter avec des guitaristes pour produire des albums clairement orientés rock comme avec le groupe Glass Cage ou encore Brainville. Il est vrai que l'éclectisme n'est pas toujours perçu comme une qualité, du coup pour un certain nombre d'amateurs de jazz, Hopper est toujours resté au purgatoire voire en enfer. Je vais donc essayer de l'en faire sortir.

L'occasion m'en est donnée avec cette série qui lui est consacrée sous la forme de dix cd's publiés par le label Gonzo et dont les 9 premiers numéros sont déjà sortis. Ces lignes permettent aussi de rendre hommage au regretté Michael King, qui nous a quitté il y a quelques mois, ingénieur du son fabuleux ayant restauré avec un infini respect de nombreux enregistrements tous plus précieux les uns que les autres. C'est Michael King qui a œuvré à la constitution de cette rétrospective magnifiquement réalisée. King étant en plus un admirateur sincère de Hugh Hopper il s'est surpassé pour cette série. Chacun des dix cd's à l'exception du premier et du dernier se focalisent sur un groupe particulier et l'ensemble de ces disques couvre majoritairement les années 90/2000. En effet si durant les années 70 la trajectoire musicale de Hugh Hopper est restée assez cantonnée au prog, du milieu des années 80 jusqu'à sa mort il a multiplié les expériences musicales et les rencontres ; ces deux décennies n'étant à peu près pas documentées avant l'arrivée de cette collection. Mais avant d'évoquer ces différents groupes commençons logiquement par le premier volume qui se présente sous la forme d'une compilation, celle-ci étant particulièrement bien pensée.




Si au sein de Soft Machine Elton Dean et Hugh Hopper étaient ceux qui manifestaient l'attirance la plus claire pour le jazz, les centres d'intérêt de Hopper étaient à cette époque plus éparpillés, en témoigne l'album 1984 enregistré à l'été 1972. Ce disque est très éloigné du free jazz de l'époque mais c'est pourtant cet éloignement qui aurait dû capter l'attention des amateurs du genre. En effet le collage quasi schizophrène qui constitue ce disque est un défi à la bienséance musicale au moins aussi important que les plus grands classiques du free. Télescopage entre Lovecraft, Terry Riley et le Rhythm & blues, ainsi pourrait être résumé ce disque dans lequel on trouve la première version de « Miniluv » une composition qui va jalonner ces dix volumes en se retrouvant sur bon nombre d'entre eux. Par la diversité des enregistrements qui le constitue « Memories vol 1 » illustre donc assez bien l'ouverture d'esprit de Hugh Hopper et s'avère donc une excellente introduction.




Il était difficile de ne pas commencer par Soft Machine puisque sans dire que tout débuta ici pour Hopper, la machine molle a quand même été la rampe de lancement. Remplaçant Kevin Ayers en 1969, Hopper est le premier des deux musiciens qui va influencer le groupe Soft Machine dans une direction plus instrumentale et expérimentale. Mais le titre « Memories » qui ouvre ou presque cette compilation est davantage dans l'esprit de «Two» que de « Third ». Qui ouvre ou presque parce qu'en fait le premier son de ce cd est la voix de Hugh Hopper, une voix qui va introduire chaque morceau ; « Memories vol 1 » se présente donc comme une sorte d'émission de radio dans laquelle on aurait donné carte blanche à Hopper et l'idée s'avère une trouvaille qui fonctionne très bien. Plus de trente ans séparent le premier du second morceau, c'est avec le Frangloband que le disque se poursuit, puis c'est ensuite North & South. Je ne vais pas m'attarder maintenant sur ces deux formations car elles sont l'objet des deux volumes suivants. Attardons-nous plutôt sur trois autres titres de cet album. Le premier est « Playtime » une composition d'Alan Gowen avec lequel Hopper a régulièrement joué dans la seconde moitié des années 70. Fondateur de Gilgamesh et co-fondateur de National Health on peut dire que Gowen aidait Hopper à sublimer son attirance pour le jazz rock. Mais la complicité entre ces deux musiciens allait plus loin, en effet « Two rainbows daily » qu'ils enregistrèrent en 1980 n'a pas grand chose à voir avec les sonorités du jazz rock de l'époque, cet album va plus loin que le simple duo intimiste dont il a l'air. La réinterprétation de « Playtime » que l'on peut entendre sur ce premier volume sonne plus « électro » mais constitue un bel hommage à cette complicité. Dans le registre des curiosités qui font de cette introduction un cd indispensable on trouve aussi un duo avec Nigel Morris. Là aussi les deux musiciens ont un background commun qui remonte aux années 70, à l'époque ou Hopper à un temps joué pour Isotope. Mais dès les années 80 Nigel Morris se frottait au free jazz en étant l'un des trois membres du Paul Rutherford trio avec Paul Rogers. Ce duo Morris Hopper est à ranger dans la catégorie des inclassables, Morris joue en re-recording tout un assortiment de percussions sur lequel Hopper vient greffer sa basse, non seulement le titre est très réussi mais en plus il vient compléter la discographie de Morris qui est plus que maigre. Ce premier volume se termine par un collage de diverses sources sonores, musiques, voix, bruitages effectué par Hugh et qui nous renvoie à l'époque de "1984" où il avait pour la première fois utilisé ce procédé de boucles sonores se présentant à l'époque comme l'un des précurseurs d'un effet aujourd'hui plus que démocratisé. Sauf qu'à l'époque de "1984" il n'y avait pas d'ordinateurs permettant l'échantillonnage du son, il fallait travailler avec la bande magnétique et les ciseaux de montage! Au moment de la sortie de « Memories vol 1 » en 2013, tout avait donc été fait pour nous mettre l'eau à la bouche et la suite n'a pas déçu comme on va le voir.




Hugh Hopper le musicien mais aussi le compositeur, et ce sont justement ces compositions qui ont été préférentiellement choisies sur cette série, abordons donc le deuxième volume sous cet angle car il offre un point de vue passionnant. Frangloband comme son nom l'indique présente le bassiste de Canterbury accompagné d'un groupe français. Le guitariste Patrice Meyer joue avec Hopper depuis le milieu des années 80, les deux autres musiciens Pierre-Olivier Govin et François Verly l'ont rejoint plus tard. Ce disque qui reprend un concert donné au Triton en 2003 s'ouvre sur « Facelift » le morceau qui débutait précisément « Third » de Soft Machine et qui marquait véritablement l'impact d'Hopper sur le groupe. Pour celles et ceux qui ont en mémoire « Facelift » une question surgit forcément: comment peut-on jouer ce morceau plus de trente ans après les versions détonantes que l'on a pu entendre sur les différents live du groupe, d'autant que durant les années 80 Hopper avait un peu mis de côté ce titre. L'ouverture du thème est assez rugueuse, presque géométrique dans les arrangements et pour lui redonner cette rugosité, Hopper et Meyer ont recours à quelques artifices sonores ; sans aller jusqu'à exhumer le son de sa fuzz bass de l'époque, Hopper lui redonne néanmoins un son assez tranchant quant à Meyer il donne à sa guitare le style d'une syntax à la Holdsworth. On ne retourne quand même pas dans les ambiances de bataille électroniques ou de déchaînement pyrotechnique à la Ratledge mais le clin d'œil y est quand même. Lorsque le morceau s'installe dans sa phase plus rythmique, Verly l'aborde de façon moins directe que ne le faisait Wyatt, cymbales et caisse claire entrent plus en jeu. La leçon à en tirer est que « Facelift » reste aujourd'hui encore un formidable terrain d'improvisation dont certains musiciens actuels en manque d'idées devraient s'inspirer. Ils pourraient aussi s'inspirer de « Shuffle Démons » une autre composition de Hopper, pas si ancienne que cela mais pourtant très proche de ce qui se faisait dans le prog à la grande époque et notamment sur le premier National Health (voir "Tenemos Roads"). Sur un rythme qui reste à peu près identique durant tout le morceau, celui-ci se développe en quatre tableaux constituant chacun une mini composition dans un ensemble avec à chaque fois une ambiance singulière ; il suffit d'écouter cette version là pour se rendre compte que le thème est une source d'improvisation à peu près inépuisable. « Howny Brownie » marque l'intérêt de Hopper pour le rhythm and blues car ce thème aurait pu sortir tout droit d'un groupe de blues rock. Par ce titre, Hopper montre que la simplicité d'une composition peut en fait permettre aux musiciens de libérer toute une énergie d'interprétation, c'est le cas ici et le final répétitif aurait pu durer trois ou quatre minutes de plus que l'on ne s'en serait pas lassé. Enfin l'incontournable « Miniluv », visiblement Michael King considérait ce thème comme important puisqu'il l'a retenu sur cinq des dix volumes ; et en effet cette composition relève à mon avis d'un coup de génie comme l'a été « Acknowledgement » pour Coltrane. Ces deux morceaux qui n'ont apparemment rien à voir ont en fait un point commun et ceci permet d'aborder une transition idéale vers « North & South volume 3 » puisque «Miniluv» y figure aussi.


Ce troisième cd est aussi l'un des plus longs de toute la série, durant plus d'une heure il reprend un concert donné le 24 août 1995 dans un petit club d'Aberdeen. Il est crédité à Hugh Hopper et Mike Travis. Si Hopper et Travis se sont régulièrement croisés, tout cela ayant commencé avec Gilgamesh vingt ans plus tôt, le groupe que l'on peut entendre sur ce disque a eu une durée de vie assez courte et c'est bien dommage au vu des impressions qu'en procure l'écoute. L'audience semblait assez restreinte à un petit nombre, il se dégage en tous cas une impression d'intimité et le sentiment que le groupe n'était là ni pour prouver ni pour impressionner mais simplement pour le plaisir de jouer. Il en ressort une ambiance détendue mais loin d'être superficielle. Il suffit d'entendre l'engagement de Steve Kettley au saxophone sur des compositions comme « Miniluv » ou « Shuffle Démons » pour se convaincre que l'on a à faire à des musiciens qui ne font pas de figuration. J'avais évoqué la relation que l'on pouvait percevoir entre « Acknoledgement » de John Coltrane et « Miniluv ». En fait cette relation réside dans le fait que dans les deux cas la basse suggère le rythme mais aussi la mélodie. A chaque fois le thème mélodique proposé est assez simple mais son intrication dans le rythme en fait une base extrêmement solide pour le ou les improvisateurs ainsi que pour le groupe qui le soutient. Kettley le prouve tant on le sent s'envoler littéralement avec une aisance déconcertante. Nous verrons sur le volume 4 comment cette composition est abordée par un duo sax/trombone. Deux titres plus loin Hopper surprend avec « Lullaby letterbomb » une composition qu'il a peu jouée et encore moins enregistrée. Semblant être sortie de l'imagination d'un compositeur de Trinidad, elle apporte une touche exotique inattendue et au moment où l'on se dit que l'on aimerait entendre quelques percussionnistes locaux pour rehausser le tout, on s'aperçoit que Paul Flush a modifié le son de son clavier pour en sortir des sonorités proches d'un steel drum. Une mention particulière peut être décernée à Flush pour ses choix sonores. En effet les sons en vogue sur les claviers des années 90 font parfois mal aux oreilles tant ils sont « marqués » par leur époque mais Flush a su tempérer tout cela en variant les ambiances. Les deux derniers titres sont un hommage très clair à la musique noire. « Frankly speaking » dont le groove ne dépareillerait pas sur un album jazz funk et surtout « Lux Beta » qui est la composition la plus bluesy que Hopper a pu imaginer. Là encore Paul Flush s'adapte en produisant le son d'un orgue. Ce morceau termine de façon très appropriée par un feeling calme un concert joué au plus près de ses auditeurs. Ce disque est probablement l'un des plus intimistes de toute la discographie de Hugh Hopper, singularité qu'il partage avec le volume suivant.

Autre groupe, autre ambiance avec « Four by Hugh by four », autrement dit 4 par Hugh joués par 4, il s'agit donc d'un quartet et là aussi le groupe est unique dans la discographie du bassiste. Cet album occupe une place spécifique non seulement dans cette série mais plus généralement dans la discographie de Hugh Hopper, en effet il est l'un des rares ne comportant ni clavier ni guitare, cela laisse supposer que la basse sera nettement plus en avant que d'ordinaire. Le groupe est donc constitué de Robert Jarvis au trombone, Oscar Schutze à la batterie et de Frank Van Der Kooy au ténor et à la clarinette basse (1er titre). Ce dernier étant le plus connu puisqu'il a joué dans le Hugh Hopper band dès le début de la formation et Hopper a joué dans son propre groupe N.d.i.o. « Was a friend » qui fera l'objet d'un traitement particulier dans le dernier volume est une composition toute en tension ou Hopper après une introduction plutôt virtuose passe à un registre plus «minimaliste» en se concentrant sur une seule note ou presque, qu'il obtient en frappant la corde de façon rythmique, ce motif d'allure lancinante créée un véritable climat et cette tension monte progressivement au milieu du morceau. On a jusqu'à présent eu peu d'occasion d'entendre cette composition comme les trois suivantes du reste. « Virus day » est une sorte de groove au tempo médium mais les musiciens ne s'y endorment pas loin de là. Sur « Wrong gong » Hopper propose une sorte de thème répétitif basé sur huit notes un peu à la manière d'un tempura dans la musique indienne.


On retrouve ici l'intérêt que Hugh Hopper a toujours porté à la musique dite minimaliste qui constituait l'un des points d'encrage de « 1984 ». Ce disque relativement court qui a été enregistré en 2000 en Hollande se termine sur « Miniluv » et la version qui est jouée offre encore un point de vue nouveau sur la substance de cette composition. D'abord durant les premières secondes où le batteur s'installe, son jeu pourrait laisser penser qu'il va aborder le thème avec un rythme reggae, mais la sensation disparaît car il abandonne presque aussitôt le contrepoint rythmique pour jouer dans une égalité plutôt binaire qui renvoie davantage au rock. Malgré tout cette porte brièvement entrouverte laisse penser qu'une guitare rythmique à côté de la basse pourrait donner une belle interprétation à la sauce reggae de ce titre. Il ne se passe que quelques secondes avant de noter les « boucles » répétitives jouées par le saxophoniste et le tromboniste en guise d'introduction, boucles qu'en particulier Van Der Kooy réutilise au milieu du morceau. Hopper lui aussi se concentre sur cette manière d'aborder le titre en faisant varier très progressivement la signature mélodique de ce thème de telle sorte qu'on la reconnaît toujours en arrière-fond. « Miniluv » par sa capacité à accueillir la répétition de courts enchaînements de notes se positionnant sur la base, montre toute la fascination que cette manière d'aborder la musique a opéré sur Hopper mais aussi sur des générations d'amateurs qui se sont abandonnés à la contemplation auditive en écoutant La Monte Young, Terry Riley ou Steve Reich. Je me souviens d'avoir déjà évoqué le sujet dans les colonnes de ce même journal lors d'une interview consacrée à Trevor Watts, nous avions rencontré ce sujet en abordant les premiers enregistrements du Spontaneous Music Ensemble ainsi que ceux de Moire Music. Pour en revenir à ce « Four by Hugh by four* il est peut-être (avec le volume 8) celui des dix volumes qui séduira le plus les auditeurs les moins attirés par le prog. C'est sans doute le plus « jazz » de toute cette collection mais ses compositions gardent toutefois la saveur que seul un musicien venant d'autre part que du jazz est capable de donner. Il est aussi par la constitution du groupe qui joue ces titres, l'un des plus intimistes, certes moins que le cinquième volume qui est un duo.




Ce nouveau volume ainsi que les deux suivants vont nous permettre de croiser quelques-unes des figures légendaires de l'école de Canterbury sans pour autant que l'on replonge dans le prog des années 70. Ça commence donc avec ce duo Hugh Hopper / Phil Miller intitulé « Heart to heart » et enregistré à Amsterdam en 2007. Miller et Hopper ont suivi des routes parallèles durant les années prog, Delivery, Hatfield and the North et National Health pour le premier ; Soft Machine, Isotope et Gilgamesh pour le second. Ils avaient déjà joué ensemble durant cette période mais se retrouvent officiellement à la formation de In Cahoots avec lequel Hopper va jouer au début. Ils se retrouveront à nouveau dans Short Wave mais on en reparlera dans peu de temps. Dans la discographie de Hugh Hopper les duos sont peu nombreux, celui qui vient à l'esprit est évidemment « Two rainbows daily » avec Alan Gowen au début des années 80. « Heart to heart » partage avec « Two raimbows daily » cette ambiance de conversations amicales entre deux musiciens qui n'ont rien à prouver ni à eux ni aux auditeurs. Pour cette session chacun apporte une composition : « Miniluv » pour Hopper et « Calyx » pour Miller, cette dernière ayant fait son apparition à l'époque de Hatfield and the North, on en trouve d'autres versions et notamment avec Elton Dean. Moins marquante que « Seven for Lee » de Dean diront certains, sans doute moins percutante également que « Miniluv », « Calyx » n'en reste pas moins un magnifique thème qui pousse au lyrisme mais qui ne basculera jamais dans l'excès entre les mains de ces musiciens. Il s'agit vraiment d'un juste équilibre entre sens mélodique et improvisation. Les trois autres morceaux sont davantage basés sur l'impro que sur l'écrit mais avec quelques repères tout de même. « Sky light » est un titre au climat qui révèle une certaine tension et à qui il ne manquerait plus qu'une batterie pour que l'on soit du côté du rock. Derrière la basse on trouve une discrète boucle qui donne l'impression que Hopper s'est pré-enregistré avec une fuzz bass comme à la grande époque. « Shifting sands » qui termine l'album est une longue pièce de plus de 18 minutes qui connaît plusieurs phases. Une boucle répétitive soutient les premiers échanges qui ne semblent pas prendre une direction bien définie mais finalement Hopper insinue un rythme qu'il va abandonner assez vite et l'ambiance va se calmer au point de devenir presque planante. Apparaissent alors de nouveaux « samples » de basse discrets et répétitifs puis les deux musiciens se réinstallent pleinement pour clore le morceau dans une ambiance à nouveau plus rythmée. Difficile de dire si cette session est du côté du jazz ou du rock, il est clair que le son de la guitare de Miller et sa manière d'utiliser le contrôle du volume penchent plutôt pour le second terme mais la qualité des improvisations renvoient tout de même au jazz. A la fin de ce cinquième volume on ne peut que se féliciter encore une fois de l'idée et de la qualité de réalisation de cette série.







Phil Miller nous accompagne encore sur le volume suivant, rejoint par Pip Pyle une autre figure du prog, pour un groupe dont le personnel varie sur les deux derniers morceaux. Connu sous le nom de Pip Pyle' Short Wave cette formation a aussi tourné en tant que Hugh Hopper spécial friends. Un album de Short Wave avait été publié dans les années 90, plutôt décevant mais ce sixième volume vient pleinement combler la frustration et lève définitivement les doutes sur le potentiel de ce groupe. Pour les amateurs éclairés du prog le premier titre « For Alan » indique clairement à qui s'adresse la dédicace, il s'agit d'Alan Gowen bien entendu, avec lequel Hopper a souvent joué à la fin des années 70. C'est une ballade ou Didier Malherbe offre un très beau solo à la flûte avec juste ce qu'il faut de lyrisme, Miller l'accompagnant en restant assez discret. Une très courte version de « Sliding dogs » est ensuite jouée mais elle est totalement différente de celle que l'on trouve sur le volume 3, beaucoup plus rock d'une certaine manière; cela rétablit en quelque sorte le background de cette composition qui figurait pour la première fois en deux versions sur l'album « Monster Band » (1973). « Midnight Judo » m'a rappelé la quatrième partie de la suite « Slightly all the time » (Soft Machine Third) « (backwards). « Midnight Judo » n'en est nullement une reprise mais on a le sentiment que Hopper s'est inspiré de ce plus ancien thème pour cette composition plus récente. « Miniluv » qui nous a accompagné pratiquement depuis le début de cet itinéraire permet à Phil Miller de briller par un solo qui sans être incisif est tout de même joué avec beaucoup de conviction. Puis c'est « Wanglo saxon » une composition que l'on a pu apprécier sur « North and South » et qui est jouée ici à peu près dans le même style. "Wanglo saxon" revient aussitôt pour introduire le groupe qui va jouer sur les deux derniers morceaux, Malherbe est remplacé par Elton Dean à l'alto et le groupe est augmenté d'un pianiste. La succession de ces deux versions est intéressante car la seconde lecture aborde le thème de façon plus affleurante, plus restreinte. Mais sans transition le groupe enchaîne avec une improvisation de plus de 17 minutes qui constitue l'une des attractions de ce sixième volume. Sans que l'on puisse identifier un thème, il y a une rythmique qui donne une certaine direction et chaque musicien improvise à tour de rôle. Etonnamment Elton Dean n'est pas particulièrement incisif sur cette dernière partie, son jeu apparaît finalement comme assez proche de celui de Didier Malherbe qui l'a précédé sur les cinq autres titres.


Cette longue improvisation est magnifique, elle ne donne pas l'occasion d'une démonstration de force de l'un ou l'autre des musiciens mais illustre plutôt une grande cohérence du groupe et des improvisateurs sûrs d'eux-mêmes et convaincants.

Si Phil Miller avait assuré la continuité entre les volumes 5 et 6, c'est Elton Dean qui est le trait d'union entre ce volume et le suivant.

Intitulé « Soft Boundaries » ce septième volume vient en fait compléter la discographie plus que maigre d'un groupe qui n'aura hélas pas duré assez longtemps. Formé en 2004, la trajectoire de « Soft Bound » s'est arrêtée à la mort prématurée d'Elton Dean en 2006. Un seul disque était disponible : « Live at le Triton 2004 » enregistré le 17 juin. Constitué de Hopper à la basse, Dean au saxophone, Simon Goubert à la batterie et Sophia Domancich aux pianos acoustique et électrique, cette dernière n'étant pas une novice dans l'environnement post-Canterbury puisqu'on la retrouva notamment aux côtés de Pip Pyle dans les années 90. Ce live au Triton était plus que prometteur et a pas mal laissé de frustrations car il était évident que le groupe avait joué bien plus que les quatre morceaux qu'il contient. Voici donc les attentes comblées avec ce septième volume qui ajoute deux morceaux du concert du 17 juin 2004 et deux autres morceaux d'un second concert donné un an plus tard.

Avant d'aborder la musique elle-même il me faut faire un petit retour sur la dynastie des « Soft ». Même si « Soft Head » ou « Soft Heap » n'étaient pas tout à fait dans la lignée de l'héroïque « Soft Machine » de la période « Third », « Fourth » ou « Fifth », ces groupes en reprenaient l'idée directrice, le bon côté jazz rock pourrait-on dire, à savoir l'énergie du rock avec les préoccupations virtuoses en moins. Ce qui était également intéressant dans ces deux formations, c'était l'absence de guitariste comme dans la période charnière de « Soft Machine ». Je pense en effet que s'il y avait eu un guitariste sur « Third » et les deux suivants, jamais Ratledge et les autres n'auraient pu occuper l'espace musical comme ils l'ont fait ; chacun sait à quel point dans le prog un guitariste prend naturellement une place importante. L'une des raisons pour lesquelles je n'ai personnellement jamais été très enthousiaste à l'égard de « Soft Machine Legacy » tient au fait que j'aurai largement préféré un clavier aux différents guitaristes qui se sont succédés dans ce groupe. Ainsi « Soft Bound » a immédiatement incarné en ce qui me concerne une sorte d'héritage des « Soft Head » ou « Soft Heap ». Héritage certes mais la musique est totalement actuelle. Bien sûr si l'on se basait sur « Live at le Triton » on pouvait argumenter que l'apparente modernité était due au fait que trois des quatre compositions étaient actuelles, seule « Kings & Queens » venait du répertoire de Soft Machine. Toutefois l'interprétation de ce "standard!" ne se faisait pas à la lettre.




Cela tenant aussi au fait que Simon Goubert et Sophia Domancich révisaient encore leur bac philo quand les deux anglais étaient déjà sur les routes depuis un moment! Pour les amateurs de Soft Machine il est toujours intéressant d'entendre la relecture actuelle de certaines compositions, en effet les différents « Soft » Head ou Heap ont majoritairement joué un répertoire inédit et ont peu repris. Ainsi en découvrant la liste des titres de ce septième volume la fébrilité ne va pas manquer d'envahir les aficionados de la machine molle période « Third ».

C'est « Slightly all the time » qui ouvre le bal et la suite composée majoritairement par Ratledge est jouée dans son intégralité à peu près sans aucun réarrangement. Le génie de cette composition qui se déploie dans ses différentes phases produit toujours son effet. Elton Dean apparaît plutôt discret et c'est Sophia Domancich qui tire son épingle du jeu. Elle est au piano électrique ce qui semble assez logique étant donné l'histoire de ce titre mais elle ne cherche aucunement à imiter Ratledge. En utilisant son background jazz elle réactualise complètement la composition. Son jeu est bien sûr plus sobre que celui de son aîné et elle n'a recours à aucun effet sonore particulier, se reposant uniquement sur ses solos ou ses ponctuations rythmiques.



L'esprit du morceau est là mais sans la moindre trace d'un revival ennuyeux. A ce stade de l'écoute on attend avec impatience la seconde version qui termine le cd en se demandant quelle est la raison qui a bien pu pousser Michael King à choisir une deuxième fois ce titre plutôt qu'un autre. Le second titre qui est aussi le dernier extrait du concert du 17 juin 2004 est « The lonely sea and the sky ». Déjà croisé sur le deuxième volume, ce titre provient en fait de « Hopper tunity box » enregistré en 1976. Ici se trouve l'un des aspects les plus intéressants de cette formation à savoir que même si une partie des racines provient du prog, le groupe ne cherche pas à ressusciter cette période. Comme par ironie d'ailleurs, Domancich s'installe au piano pour ce titre, c'est seulement dans un second temps qu'elle revient au piano électrique. Ce choix est vraiment intéressant car comme de son côté Elton Dean joue du saxello dans un style tout en retenue, et avec un son magnifique dont il avait le secret, l'ensemble donne au titre un aspect franchement classieux! Ce morceau au tempo médium qui apparaissait comme une sorte de respiration planante dans « Hopper tunity box » à l'ambiance plutôt rock/expé, se voit en 2004 devenir une ballade plus que respectable dont la solide composition se révèle pleinement.






Nous faisons ensuite un bond d'une année pour se retrouver le 11 juin 2005 dans le même lieu et avec le même groupe ou presque pour les deux derniers morceaux de ce volume. « Spanish Knee » contient l'un des aspects les plus singuliers de cette formation à savoir sa capacité à délivrer l'énergie du rock sans pour autant être dans le jazz rock. C'est déjà ce que l'on pouvait ressentir dans « Soft Head » ou « Soft Heap » mais pas franchement dans « In Cahoots » par exemple. Ce climat tient notamment à Simon Goubert qui marque le rythme de façon bien moins binaire que ne le ferait un batteur dans un contexte jazz rock. Il est plus subtil mais son déploiement d'énergie à la Elvin Jones donne à ce titre un relief singulier que l'on ne retrouve pas forcément dans le jazz. Elton Dean toujours au saxello est plus incisif et Sophia Domancich sans s'imposer fait preuve de pertinence. Enfin arrive la seconde version tant attendue de « Slightly all the time ». Le quartet est rejoint par un second saxophoniste, le français Jean Michel Couchet que l'on retrouve sur certains disques de Goubert. Ne connaissant pas par ailleurs la discographie de ce musicien, je ne peux me fier qu'à sa prestation sur ce titre. Visiblement inspiré par le morceau et sans doute aussi par le groupe il délivre un solo très captivant, énergique sans être expressif à outrance. La paire qu'il forme avec Dean est très efficace et l'on aimerait en avoir davantage que ce seul titre. C'est aussi Simon Goubert qui est mis en avant avec un solo de batterie qui peut encore une fois rappeler Elvin Jones. Le thème est à nouveau traité dans ces différentes phases mais avec un focus plus appuyé sur les solistes. Sur l'ensemble de ces quatre titres Hugh Hopper reste plutôt discret, ne prenant presque pas la parole en solo mais la pertinence de ses contributions en particulier dans les figures rythmiques qu'il apporte sur la première version de « Slightly all the time » fait qu'on le remarque sans problème. Ce septième volume est donc d'importance pour la qualité de son contenu et en tant qu'il vient compléter la plus que maigre discographie de « Soft Bound ». Mais surtout une réflexion m'est venue au terme de cette écoute et en considérant que ce groupe n'a pratiquement joué que dans un seul endroit: « le Triton »; je me demande bien ce que font les programmateurs des festivals et je pense notamment à ceux qui travaillent en hiver ou dans les banlieues peintes en bleu!


Comment les différentes formations de Hugh Hopper ont pu demeurer étrangères à ces événements. Il est vrai qu'Hopper n'y mettait pas beaucoup du sien en s'obstinant à être resté anglais durant toute sa vie. Eh oui malheureusement, pour une partie de l'intelligentsia du jazz en France le passeport américain reste encore une qualité en soi. Ceux-là ne savent pas ce qu'ils loupent. Le huitième volume en apporte une démonstration flagrante.

Ce huitième titre intrigue d'abord par son personnel. Aux côtés de Hugh Hopper on trouve en effet le batteur Aharon Kaminski qui vient plutôt du rock alternatif, le producteur et instrumentiste Meidad Zaharia fondateur en d'autres temps du label Mio Records, le saxophoniste Pierre Olivier Govin (Frangloband) et enfin le célèbre pianiste Slava Ganelin qui fut en d'autres temps l'âme du Ganelin trio. Un piano, une batterie et des percussions, un saxophone, des loops et des samples... Avec un personnel pareil et en regard des acrobaties auxquelles Hugh Hopper nous a habitué on se demande bien quel genre de musique nous attend d'autant qu'il s'agit d'une seule improvisation divisée en cinq parties.

Mais ce qui intrigue encore davantage c'est ce qui nous est révélé dans les notes de pochettes à savoir que la session était normalement prévue pour deux. Initialement le producteur voulait enregistrer Kaminski et Ganelin, mais à l'écoute de la session, Zaharias a eu l'idée d'y ajouter une basse, celle de Hugh Hopper en re-recording puis Pierre Olivier Govin s'est greffé aussi avec le même procédé. Au début on pourrait croire à un re-make de « 1984 » et donc aussi à une bande son en cohérence avec le classique de George Orwell. Tout y est comme en 1972, une basse électrique en tension, au son démultiplié et au drone instable, le tout surplombant des sons à peine identifiables mais pouvant faire penser à une lointaine foule en agitation. Mais peu à peu Kaminski et Ganelin s'installent et la fuzz bass disparaît au profit d'une basse simplement électrique. On entre dans la seconde phase et une impression étrange peut traverser l'auditeur à ce moment là, le sentiment d'une modernité déjà entendue. Ce qui caractérise les deuxième et troisième parties de cette pièce, ce son en apparence des références au prog mais d'une telle subtilité que l'on en doute tout en les remarquant. Au début de la seconde partie la musique peut renvoyer à « Leg end » ou à « Unrest » de Henry Cow en cela que l'on est dans l'improvisation mais sans pour autant dire que l'on est dans le jazz. Les rythmes, le positionnement des solistes n'évoque pas directement le jazz. C'est en particulier l'approche de Pierre Olivier Govin qui installe ce climat, ne s'imposant pas comme le ferait presque naturellement un saxophoniste de jazz, il s'installe un peu à la manière d'un Geoff Leigh, disparaissant avant que l'on y prête trop attention. Slava Ganelin est quant à lui assez reconnaissable, auteur de ses assauts orageux immédiatement tempérés par un calme assuré tel qu'il les délivrait dans le Ganelin trio. Peu à peu toutefois les références rythmiques au jazz s'installent mais sans jamais s'identifier totalement à ce style.

Dans le quatrième mouvement Govin endosse cette fois plus clairement le costume du saxophoniste jazz dans un morceau qui pourrait faire penser à une version actuelle de « Soft Heap ». Quelques discrètes manipulations sur le son du saxophone renvoient encore une fois au travail sonore effectué sur les deux premiers Henry Cow. Kaminski de son côté fait preuve d'une belle inventivité tant à la batterie qu'aux percussions dont le jeu avec le son contribue autant à la mise en valeur du rythme que le simple respect du tempo. La basse de Hugh Hopper est très bien mise en valeur dans le mixage avec un son un peu différent de ce que l'on a l'habitude d'entendre venant de lui. Des basses ont été rajoutées rendant le son de l'instrument à la fois plus présent mais aussi un peu plus sourd, le faisant planer comme une ombre persistante sur le groupe entier. L'improvisation se calme totalement dans sa dernière phase, la basse a disparu pour laisser place à de discrets loops à la source assez unidentifïable, le saxophone s'est aussi éclipsé et les mystérieux loops forment un tapis derrière la batterie de Kaminski qui s'est adoucie et le piano de Ganelin qui prend des airs de Satie ou de Mal Waldron introspectif. Ce huitième volume occupe une place particulière au sein de toute la série. En effet « North & south », « Frangloband » ou « Soft Boundaries » s'inscrivaient dans une sorte de traitement du passé au présent. Mais ce « Bass on Top » propose une musique entièrement neuve. En effet il n'y a plus ici de thèmes familiers comme on peut en trouver dans les autres formations, l'organisation de la musique est inédite et même si l'on y trouve des traces du passé, celui-ci se voit réapproprié par le musicien d'une façon totalement nouvelle. De même les membres de ce groupe ainsi que les circonstances de l'enregistrement relèvent d'un choix inédit. Si dans les différentes formations des premiers volumes on trouve des musiciens qui partagent un socle commun, le prog ou le post prog, ici tout est différent. Aucune trace de prog ni chez Kaminski ni chez Ganelin. Pierre Olivier Govin s'avère être un musicien qui aurait pu faire un chemin encore plus long avec Hugh Hopper, il apparaît dans ce volume comme totalement en phase avec l'évolution musicale que poursuivait le bassiste. Ce disque est aussi comme un message posthume à tous ceux qui actuellement jouent inlassablement une musique datant d'il y a 40 ans en étant persuadés d'être à l'avant garde et en se demandant en même temps pourquoi ils vendent si peu de disques. Par cette longue improvisation Hopper montre comment des influences si glorieuses soient-elles ne doivent pas faire office de carcan mais doivent permettre au contraire une réactualisation de la musique.


Le volume 9 se présente sous des apparences trompeuses; en effet en tant qu'il propose cinq fois le même titre 'Facelift' on pourrait croire qu'il se destine avant tout aux auditeurs versés dans la musicologie. Cinq fois le même titre, il n'y a que les amateurs d'études musicales approfondies qui peuvent être séduits! Mais le fait est que ces cinq versions sont toutes différentes et présentent chacune un véritable intérêt. Ainsi on ne se lasse aucunement de ce disque malgré sa constitution. Sans prétendre disserter sur « Facelift » à la manière d'un musicologue il faut tout de même s'attarder sur la singularité de chaque version tant l'album porte bien son nom, c'est vraiment une anatomie de cette composition à laquelle nous sommes conviés.


« Facelift » est le titre qui ouvrait « Third » et par lequel était donc introduite la mutation que Soft Machine avait opéré en moins d'un an. Si « Slightly all the time » ou « Out bloody rageous » larguaient vraiment les amarres avec la première période de la machine molle, « Moon in june » et « Facelift » étaient le trait d'union. « Facelift » tout en étant instrumental conservait l'aspect direct propre au rock. Moins sophistiquée que les deux compositions de Ratledge elle permettait au groupe de ne désorienter que modérément son auditoire si l'on peut dire. C'est justement en partie ce sujet que Hugh Hopper aborde dans l'introduction de ce cd où il explique que n'ayant pas fait d'études musicales particulières ses compositions étaient plutôt simples, citant comme contre-exemple Mike Ratledge qui ayant des notions théoriques sur la musique lui permet de composer de façon plus complexe. Le propos de Hopper soulignant qu'une composition d'apparence simple peut se complexifier selon la manière dont on l'aborde va être illustré par le choix et la succession telle que voulue par Michael King, on va en effet assister à une complexifïcation graduelle du titre.

Cela commence par ce qui est probablement la version la plus rock de « Facelift » enregistrée le 25 juin 1969 à Paris, cette version est l'une des rares en trio et elle donne à entendre ce que l'on pourrait appeler le squelette de la composition. Dépourvue de l'introduction à laquelle le titre sera adossé par la suite, on entre immédiatement dans le chorus initial et désormais célèbre. Le jeu de basse de Hopper est assez concentré sur un spectre restreint à la manière d'un bassiste de rock, Wyatt a un jeu puissant ; les deux musiciens étant avantagés par le mixage c'est pour cela que l'on peut parler du squelette du titre. Ce qui accentue la dimension rock de cette première interprétation c'est aussi le son très brut de l'orgue de Ratledge qui prend parfois des accents de guitare électrique. Son solo est impressionnant et l'ensemble du trio déploie toute l'énergie d'un groupe rock. Quatre mois après l'ambiance évolue sensiblement. Là encore on prend directement pied dans le titre mais le trio de base est augmenté par Elton Dean (sax alto), Lyn Dobson (flûte et saxophone), Marc Charig (trompette) et Nick Evans (trombone). Certes le son est un peu confus et l'on a du mal à distinguer chacun de ces musiciens mais ce qui apparaît très clairement en revanche c'est l'arrivée d'arrangements qui viennent se greffer sur le thème de base. Ces arrangements ainsi que les solos donnent à ce titre une dimension moins brute, plus sophistiquée. Les solos sont privilégiés dans la troisième version, datant du 4 janvier 1970, on se rapproche de l'enregistrement de « Third ». Moins de solistes potentiels puisque les souffleurs se réduisent à Dean et Dobson mais du coup la dimension jazz apparaît davantage car il y a plus de place pour l'improvisation. C'est aussi la première fois que le titre n'est pas joué directement mais introduit par ces quelques minutes calmes avant l'arrivée du morceau proprement dit.

Les deux dernières versions sont intéressantes car elles apportent encore une évolution un peu inattendue. On revient à la formule en trio même si à l'écoute on pourrait croire qu'il y a deux claviers. La première de ces deux versions est enregistrée le 27 mars 71 en Norvège ; l'introduction un peu lente du morceau se prolonge et durant un instant on croît même que le titre va prendre une direction un peu free mais cela se calme bien vite. La dextérité de Ratledge quant à jongler entre orgue et piano électrique rappelle l'ambiance des premiers National Health.

Les habitués auront compris que je veux décrire par là des sonorités assez raffinées mais soudain la basse de Hopper prend un son nettement plus tranchant et le thème arrive. Toutefois Ratledge entretient ce climat un peu jazz rock durant tout le morceau, Wyatt restant assez discret dans sa manière de marquer le rythme. La version suivante séparée d'un mois de celle que nous venons d'entendre s'installe un peu de la même manière à la différence que l'introduction lente est plus brève, le thème arrive plus soudainement et Wyatt reprend un jeu plus massif. Les improvisations de Ratledge sont elles aussi plus directes et engagées.

On s'aperçoit au terme de ce parcours qu'entendre cinq fois le même titre n'a pas été ennuyeux tant les versions sélectionnées sont différentes et toutes intéressantes. Le choix très judicieux de Michael King est donc venu illustrer à la perfection le propos de Hugh Hopper faisant la différence entre le titre et la manière de l'aborder. Cela semble une évidence dans le jazz mais l'est moins dans une musique qui prend une partie de ses racines dans le rock. Mais cela ouvre aussi sur une interrogation en relation avec la cohorte d'hommages aux géants du jazz à laquelle on a droit depuis si longtemps. Le meilleur hommage consiste-t-il à rejouer le thème ou à se l'approprier pour en faire quelque chose de neuf ? Moins de deux ans contiennent ces cinq versions de « Facelift » et en ce court laps de temps le titre a beaucoup évolué. Mais il faut alors faire un retour sur « Frangloband » volume 2 et se remémorer la version de « Facelift » qui y figure pour convenir que celle-ci manque sûrement un peu d'audace et apparaît comme un peu sage à la lumière de ce que l'on vient d'entendre.






Reste donc un dixième volume qui paraît début septembre, il contiendra notamment une rencontre entre Hopper et Chris Cutler ainsi qu'une version de « Was a friend »* par le trio de Denis Colin. Etant donné le niveau des neuf premiers titres, il y a peu de chances pour que ce dernier volume déçoive.

L'idée de sortir ces cd's séparément et non sous forme d'un coffret est judicieuse en cela qu'elle laisse la possibilité à chacun de privilégier ce qu'il souhaite écouter même si à mon avis les dix volumes sont indispensables en tant que tels et en tant que chaque chapitre met en valeur l'ensemble de cette collection. Il faut aussi encore une fois souligner l'excellent travail d'organisation et de compilation effectué par Michael King qui montre encore une fois l'exigence de qualité qui a marqué absolument tous les titres sur lesquels il a travaillé tant pour son label que pour ceux qui lui faisaient appel ; on ne pouvait pas imaginer un meilleur hommage à la musique de Hugh Hopper. Pour être tout à fait complet, sans que cela ne soit revendiqué par le label Gonzo, cette série semble sortir en quantité assez limitée car quelques exemplaires sont déjà un peu difficiles à trouver. Enfin sur le même label vous pourrez trouver quelques autres rééditions d'importance en relation avec Hugh Hopper. Il y a notamment les deux albums du quartet Hopper, Dean, Tippett, Gallivan à savoir « Cruel but Fair » et « Mercy Dash ». Présent également sur ce catalogue la réédition de l'album « Monster Band » de Hopper ainsi qu'un live de 1971 de Soft Machine rejoint par Daevid Allen et Gilly Smith.


Olivier Delaporte


 
Hugh HOPPER : né le 29 avril 1945 à Canterbury et décédé le 7 juin 2009

* "Was a friend' était le titre générique que Michael King avait en tête au départ pour cette collection...


 





 

       
     
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