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 Robert Wyatt & Eno - Extra Encyclorock - N° 54 - mai 1975



 


Dans sa chambre d'hôtel, Robert Wyatt est très entouré. C'est un va-et- vient incessant d'amis, anglais ou français, d'organisateurs de tournées, de représentants des maisons de disques, de journalistes. L'un d'eux vient justement l'interroger... sur ses rapports avec Jimi Hendrix, qu'il a connu du temps de « Electric Ladyland ». Rapports distants, aux dires de Robert. Jimi se confiait peu. Il avait sans doute peu d'amis, bien que des tas de gens aient prétendu avoir été ses amis d'enfance. On a dit qu'il était parfois brusque, c'est explicable quand on est en face de gens qui vous aiment et que vous n'aimez pas forcément, situation déjà inconfortable au singulier, mais sans doute insoutenable multipliée par des milliers.

Robert dit tout cela d'une voix assez calme, parfois hésitante. Il se prête au jeu des questions avec sympathie et une évidente bonne volonté. On retrouve au détour d'une phrase, d'une intonation, le musicien romantique et généreux, le parolier plein d'humour : il ne se cache pas, il est là. Entier.



RAS LE POP


Quel genre de musique aimes-tu actuellement ?

Archie Shepp, Thelonius Monk, le jazz des années 40 en général...

Pas le rock ?

Non j'en ai un peu assez du rock et du pop en ce moment. Il y a une musique qui semble naître au-delà du rock, et qui est beaucoup plus passionnante...

Le jazz-rock, la musique des Allemands ?

J'aime bien le jazz-rock. Mahavishnu. J'aime beaucoup le dernier disque de Return to Forever et la basse de Stanley Clarke, mais je préfère quand même Miroslav Vitous. A la batterie, surtout Tony Williams pour ce qu'il a fait avec le Lifetime. Cobham est un grand sportif, mais Williams est un batteur remarquable. Qui donc encore ? Ah oui, Weather Report, très fort ce groupe... La guitare m'ennuie un peu. On en a trop entendu ces dernières années. C'est ce qui me gêne chez Mahavishnu, par exemple... Quant aux Allemands, j'aime bien Can, mais je connais encore assez mal les autres. On ne peut pas juger sur un seul concert ou un seul disque.

Qu'est-ce qui t'attire particulièrement dans le jazz des années 40?


C'est l'équilibre entre la composition et l'improvisation, chez Charlie Mingus, par exemple. C'est très important... Il y a des gens qui pensent que cette musique est vieille, mais par rapport à tous les gens qui écoutent Mozart, je trouve mon goût assez modérément vieux... Et puis cette musique est aussi un point de rencontre entre une structure complètement atonale et une structure tonale...

Tu travailles en solitaire ou en tout cas, hors d'un groupe stable...

C'est la meilleure façon d'être efficace et de ne pas se poser continuellement des questions de personnes, de compatibilité des humeurs... On est ensemble quand on en a le temps et l'envie...



VOILA LES CHAUDES LANCES (HERE COME THE WARM JETS)


C'est à ce moment qu'arrive Eno. Epuré des maquillages de la première époque, son dandysme n'est plus seulement une attitude vestimentaire, il cultive désormais la distance sur d'autres hauteurs. Bien sûr, la finesse de son visage, la fragilité de son allure font beaucoup et séduisent au premier abord. But the best is always yet to come. Le charme de Eno est dans son intelligence vive, dans ce brio qui lui donne réponse à tout (réponse cohérente, faudrait-il ajouter). Bryan s'amuse avec la vie, sûr de lui comme de l'univers (mouais...), démontant avec la même facilité les rouages du show-business et les radiateurs de l'hôtel. Que la paranoïa est belle le soir dans les Hilton !

Sur le fond de ce qu'il dit, on peut ne pas être toujours d'accord, mais on aurait bien mauvais goût à le contrer sur la manière. Sur le fond, il rejoint l'attitude majoritaire chez les musiciens anglais, qui consiste à refuser d'établir le pont, fragile ô combien, qui relierait des recherches en art et des transformations par la politique. Cette voie individuelle (Gainsbourg à la télé : « Et si plus il fallait être altruiste... ») est différente, il faut le noter, de celle qu'ont empruntée la plupart des musiciens de recherche allemands : si tous n'envisagent pas un engagement précis, à peu près tous intègrent leur production musicale dans un contexte politique. Les Anglais sont beaucoup plus réservés à ce sujet, même si, comme on le voit plus bas, Robert et Brian comprennent que la musique n'est pas un îlot de pureté protégé du reste du monde. A suivre. Back to the flaring Narcissus.









Eno. - Cette façon de travailler [avec des musiciens de rencontre] a tous les avantages du groupe sans en impliquer ni les inconvénients, ni les responsabilités. Nous sommes quelques amis, Robert Wyatt, Fripp, Phil Manzanera, John Cale et d'autres. On se retrouve sur les disques de l'un ou de l'autre. Celui qui est responsable nous dit : fais-ci, fais-ça. C'est très confortable. Dans un groupe on a l'impression qu'on est mariés, il faut faire des projets... On ne peut pas maintenir longtemps une relation aussi intense avec quelqu'un...

Combien de temps as-tu été marié avec Fripp ?


Eno. - Neuf heures. Oui, on a été neuf heures en studio. On recommencera, bien sûr, mais il faut laisser passer du temps. Je n'ai pas encore digéré ces neuf heures... Avec Nico, ça a duré trois jours... Avec Robert (Wyatt), on a dû travailler une trentaine d'heures en studio... Et puis dans un groupe, chacun a un rôle qui semble figé. Très vite, un consensus général désigne le clown du groupe, l'intellectuel...

Quel rôle avais-tu dans Roxy ?

Eno. - Je ne le dirai pas... J'ai eu le rôle de... l'évadé...

A propos, te considères-tu toujours comme un non-musicien ?

Eno. - Oui, dans la mesure où je ne pense pas la musique...

Robert. - Mais il risque d'y avoir malentendu car non-musicien, pour les gens, ça peut signifier : sous-musicien. Ce n'est pas le cas de Eno.

Que penses-tu de l'évolution de la scène musicale en Angleterre ?

Robert. - La scène musicale, c'est essentiellement pour moi la musique que font mes amis. Le problème est qu'on est partis du rock et qu'on voudrait nous y enfermer. Mais les catégories ne définissent pas la musique... On a voulu faire du rock un phénomène à part, une explosion soudaine. En fait j'ai vécu 1967 et c'est une année qui ne m'a pas paru plus intense, au contraire, que 63 ou 64 sur le plan musical. Mais je me suis aperçu que c'est ce que la critique et par ricochet les gens en avaient pensé. Pour moi, il n'y a qu'une histoire de la musique qui est d'ailleurs une histoire à suivre. Presley a été le Sinatra de notre génération. Mais le temps passe et il sera bientôt aussi étranger aux jeunes que Sinatra l'a été pour nous.

Eno. - En fait, le problème avec les gens et notamment avec les critiques, c'est qu'ils ne voient pas que la musique n'est pas une cause mais un symptôme. Ce n'est pas Presley ou Dylan qui ont fait changer les gens si les gens ont changé à un moment ; la musique n'a fait qu'accompagner un mouvement qui la dépasse largement. La société dans laquelle nous vivons a tendu jusqu'ici à diviser et à différencier chaque fois un peu plus. Les gens ont commencé à réagir contre ceci, notamment les jeunes, et le rock a traduit cette réaction en prenant ici et là, en réalisant une synthèse. Le rock est une musique hybride... Pourtant il semble que l'industrie du disque s'emploie à varier les produits en fonction de différents publics : The Osmonds, Bowie, Little Feat, Tangerine Dream ou McLaughlin n'ont pas le même public.

Robert. - Sans doute ne peut-on pas encore tendre vers une synthèse unique, mais toutes ces musiques sont hybrides...


LE RETOUR DE L'ILE D'ELBE

Que pensez-vous du Reggae ?

Robert and Eno. - On adore ça.

Robert. - On a pris dans le reggae des éléments rythmiques et on l'a transformé. Mais ça ne veut pas dire qu'on l'a trahi. J'ai été très content, bien que j'aime les Wailers, d'entendre des Jamaïcains me dire qu'ils préfèrent « I shot the sherif » par Clapton parce qu'ils trouvent sa version plus funky... L'Amérique a la chance de posséder ces minorités, noires ou autres. C'est de là que vient toute la musique populaire depuis 50 ans. Les blancs ont adapté, Elvis est devenu un mythe, mais c'est des minorités que tout est toujours parti. Sinatra a tiré sa musique du ghetto italien...

Que pensez-vous de l'évolution de Bowie ?

Robert. - Dans ce travail, il y a deux dangers : se renouveler et ne pas se renouveler. Les deux sont aussi hasardeux. Bowie a choisi de changer, de déconcerter, pas toujours à bon escient...

Eno. - Mais ce qui se passe avec lui est symptomatique d'une chose. S'il fait un, deux ou trois mauvais disques, on dit qu'il est fini. Or ça signifie seulement qu'il traverse une impasse d'un ou deux ans. Qu'est-ce que c'est dans une vie ? Dylan vient de prouver qu'on peut revenir en force après huit ans d'absence. On s'était fait à l'idée que Dylan était fini. Son disque prouve qu'il a encore des tas d'idées, et qu'il n'est pas fini...

Robert. - Comme Cassius Clay !






Eno. - C'est un des écueils de la critique qui veut jouer un rôle en étant plutôt prescriptive que descriptive. Les critiques veulent trancher, pour plaire au lecteur ou pour se plaire, le présent, mais aussi l'avenir. Ce n'est pas forcément bon.

Virgin ?

Robert. - Qu'est-ce qui se passe avec Virgin ?

Eno. - Tous les Français ont l'air de croire que Virgin Records est un poste avancé de la culture... (rires).

Robert. - Mais le rock n'est pas différent d'un autre secteur économique. Virgin pour survivre doit faire des bénéfices. Les gens de Virgin ont seulement trouvé avant les autres que « Tubular Bells » pouvait se vendre, que Hatfield and the North est un groupe excellent...


L'AIGUILLE CREUSE

Robert, que penses-tu du Prix ?

Robert. - J'ai été très honoré. Mais c'est plutôt bizarre. On m'a présenté des tas de gens dont je n'avais jamais entendu parler et qui n'avaient jamais entendu parler de moi, on s'est serré la main, on s'est fait des sourires et voilà.

Et toi Eno, que fais-tu à Paris ?

Je suis venu me reposer après mon accident d'auto. J'ai encore un petit trou dans lu tête.

As-tu des projets musicaux ? des concerts en vue ?

Eno. - Je n'aime pas les projets. Je n'aime pas me sentir lié. J'ai assez à faire avec le présent...

Tu es plutôt de ceux qui cultivent l'Art pour l'Art...

Eno. - Je crois que la musique n'est «pas un langage. Un accord de musique n'est pas aussi précis sur ce plan qu'un mot. Un accord en soi veut dire n'importe quoi. C'est pourquoi je m'étonne toujours que les Français veuillent lier à tout prix musique et politique. La première question qu'on m'a posée la première fois que je suis venu avec Roxy à Paris c'est : « quels sont les rapports entre votre musique et le communisme ? ». Ils sont fous ces Français (traduction libre)...

Et les paroles que tu mets dans tes chansons...

Eno. - Ce n'est pas très important. Je crois que la musique est un art gratuit et qu'il est impossible de communiquer par la musique. Ce que je mets dans ma musique n'est pas ce que toi tu vas y chercher, ou quelqu'un d'autre. Chacun a un niveau de lecture différent.

Que penses-tu de la tentative de Magma ?

Eno. - Au départ c'est une très bonne idée. Mais elle est gâchée parce qu'ils veulent absolument fabriquer un langage. S'ils disaient simplement : nous produisons ces sons parce qu'ils nous plaisent, ce serait tout aussi efficace et moins prétentieux... Mais tu m'as aussi parlé de Bério ; je trouve que « Visage » est la meilleure chose qu'il a fait. C'est vraiment très bien.

Tu as vu le Louvre ?


Eno. - Oui, j'ai été voir quelques tableaux, deux ou trois, de Tiepolo et de Veneziano. J'ai une méthode particulière pour visiter les galeries ou les musées. Je rentre et je fonce jusqu'à ce que mon œil soit attiré par quelque chose. Ça peut être une croûte, mais même dans ce cas il y a quelque chose à apprendre. J'aimerais bien prendre un groupe de touristes et les guider dans un musée en leur racontant n'importe quoi sur les tableaux...

Crois-tu qu'il existe des correspondances entre les arts ?

Eno. - Oui, mais c'est difficile à exprimer...

As-tu pensé à faire du cinéma ?

Eno. - Oui, on m'a proposé quelques scénarios. Mais j'aimerais faire quelque chose comme Paul Newman. Les gens ne doivent pas croire ça possible. J'aimerais travailler dans des films d'action avec Sam Peckinpah.

La musique dans l'avenir ?


Eno. - Je produis deux disques pour un nouveau label. On va faire une musique qui intégrera les expériences modernes et la musique Victorienne, injustement oubliée. Tu verras...


Paul Inconnu, son cicérone, lui fait signe, il est tard. Et Narcisse flamboyant se retire les doigts dans la tête, emportant un coin de peinture vénitienne du XVIIIe siècle, un peu de Cézanne, un peu de Bacon, la musique à venir.

Etienne Blondet.



 
 

       
     
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