Live At The Paradiso

Soft Machine

   
 


 
RYTHMES CROISÉS - 2 octobre 2018

Soft Machine – Live at The Paradiso 1969 (1995, Voiceprint / 1996, Blueprint / 2015, Retroworld)

Stéphane Fougère

Article réalisé à partir de chroniques parues dans les revues TRAVERSES et TANGENTES, dûment remaniées et complétées en 2018.


 

L’enregistrement inclus dans ce CD n’est sans doute pas une nouveauté pour les fans ultra de SOFT MACHINE puisqu’il a déjà circulé depuis des lustres sous forme de disque pirate. Sa publication officielle avait même été envisagée à l’époque, l’autorisation avait été requise auprès des membres du groupe, ceux-ci ont refusé, jugeant que ce n’était pas utile ; le disque est sorti quand même ! Depuis, on ne compte plus ses rééditions en LP et en CD, et il aura fallu attendre un bon quart de siècle pour qu’une parution officielle voit le jour, celle-ci, avec de savoureuses notes de livret rédigées par Hugh HOPPER “himself”, qui disent entre autres : « De nombreux “bootleggers” ont gagné leur vie avec cette musique. Maintenant c’est à notre tour, les gars ! »

Bien sûr, les fans auraient préféré avoir quelque chose de plus inédit, mais il ne faut pas rêver : les enregistrements live des premières années de SOFT MACHINE ne sont pas légion, et celui-ci reste, en termes de qualité sonore et artistique, le plus fréquentable puisqu’il s’agit d’une captation de console. Ceux qui ignoraient son existence n’en finiront pas d’écarquiller les yeux et les oreilles : oui, c’est bien d’un concert daté de 1969 dont il s’agit, soit de l’époque où SOFT MACHINE n’avait pas encore fait le choix d’une orientation “à-jazz-toute !” strictement instrumentale et incluait encore une dimension pop surréaliste et une énergie rock brute de fonte.

Petit rappel : en 1969, SOFT MACHINE existant depuis environ trois ans, avait déjà pondu un single et un album et s’était fait connaître outre-Atlantique en assurant les premières parties du Jimi HENDRIX BAND (à la demande de Jimi en personne). Revers de la médaille : la vie sur les routes avait annihilé les velléités créatrices des membres du groupe, qui n’avaient plus le temps d’écrire de nouveaux morceaux, et avait épuisé leurs forces tant physiques que mentales. Du coup, Kevin AYERS avait préféré retourner se la couler douce aux Baléares, Mike RATLEDGE était retourné à Londres, et Robert WYATT est resté aux États-Unis concocter de savoureuses démos en vue d’un album solo…

Bref, SOFT MACHINE en tant que tel avait cessé toute activité. C’était compter sans leur maison de disques Probe, qui a rappelé aux musiciens que leur contrat stipulait l’enregistrement d’un second album, coûte que coûte et plus vite que ça ! WYATT a rappelé RATLEDGE et tous deux ont fait appel à leur roadie Hugh HOPPER, qui avait déjà eu l’occasion d’assurer la basse sur de précédents concerts.

Ce qui ne devait être qu’un enregistrement répondant à une obligation contractuelle, dont les musiciens s’acquittent généralement avec une paresse d’inspiration parfaitement volontaire, s’est révélé un nouveau défi créatif dans l’évolution de la musique de SOFT MACHINE, le nouveau trio s’étant finalement pris au jeu. Du coup, le Volume Two de SOFT MACHINE s’inscrit dans la juste continuité musicale du Volume One, mais tire le propos encore un peu plus loin et révèle une alchimie aussi inattendue que brillamment opérante et redoutablement puissante entre HOPPER, RATLEDGE et WYATT.

Alors que ce disque devait être le chant du cygne de SOFT MACHINE, le trio, après l’avoir enregistré, a finalement repris la route des concerts en février 1969, d’abord à Londres et dans la province anglaise, puis à Paris en passant avant au Paradiso d’Amsterdam, que la radio néerlandaise VPRO a eu la bonne idée d’enregistrer. C’est cette bande qui est ici exhumée par Voiceprint.


Live at the Paradiso contient un set de quarante minutes de musique ininterrompue, en conformité avec la démarche adoptée par le groupe, typique d’une session jazz. L’intégralité du répertoire joué provient exclusivement du Volume Two, et une bonne partie des morceaux sont introuvables sur d’autres albums live, notamment ceux provenant de la suite qui remplit la face A de l’album studio, à savoir les Rivmic Melodies, qui ont été peu après remplacées par de nouveaux thèmes, comme Facelift, Noisette, Backwards ou Moon in June.

Pour autant, le trio ne se contente pas de jouer le Volume Two à l’identique de sa version studio. On se souvient que celle-ci comprenait en face A les Rivmic Melodies, soit un enchaînement de dix thèmes majoritairement composés par HOPPER et WYATT, tandis que la face B a pour titre générique Esther’s Nose Job. Les deux premières compositions y sont toutefois bien détachées du reste, et ce n’est qu’à partir de Fire Engine Passing with Bells Clanging que les morceaux s’enchaînent jusqu’au dernier, 10:30 Returns to the Bedroom, formant la suite Esther’s Nose Job proprement dite, composée par Mike RATLEDGE.

Or, bien que prenant la forme d’un long set sans coupure, ce Live at The Paradiso offre comme autre surprise une interprétation du Volume Two qui ne respecte pas exactement les enchaînements présentés sur l’album. Par exemple, Hibou, Anemone and Bear (le premier morceau avec lequel SOFT MACHINE exploite les mesures impaires), à l’origine inclus dans les Rivmic Melodies, est ici pris en sandwich au beau milieu de Fire Engine Passing with Bells Clanging, et donc intégré à Esther’s Nose Job !

De fait, le set commence même avec le thème qui, sur Volume Two, suit Hibou, Anemone and Bear, à savoir Hulloder. On peut toutefois émettre quelques doutes sur le fait que ce morceau ait vraiment démarré le set, dans la mesure où il en manque déjà une bonne moitié. Sur Volume Two, Hulloder s’étale sur cinquante secondes ! Ici, sa durée est amputée de moitié (!!), et Robert WYATT n’y chante que les deux ou trois dernières phrases. Curieuse entrée en matière ! Il y a fort à parier que le début du set soit en fait manquant sur la bande.

Après Hulloder, le trio déroule le reste des Rivmic Melodies dans l’ordre, s’attardant sur Dada was Here, qui bénéficie d’une séquence instrumentale plus développée, et le retour au thème Pataphysical Introduction – Part II est l’occasion d’un enchaînement inattendu avec le morceau qui débute la face B du Volume Two, As Long as He Lies Perfectly Still (dans lequel WYATT rend hommage à Kevin AYERS) qui, sans transition, débouche sur la suite Esther’s Nose Job.

Par conséquent, ce Live at the Paradiso ne contient pas exactement l’intégralité du Volume Two puisque certains thèmes manquent à l’appel, certains pour des raisons techniques comme on l’a vu. On suppose que c’est en fait Pataphysical Introduction – Part 1 qui a dû démarrer le set, peut-être suivi du British Concise Alphabet.

Par contre, on peut s’étonner de l’absence du dernier thème des Rivmic Melodies, Out of Tunes, un délire récréatif qui aurait pu être l’occasion d’un “climax” bruitiste en concert. L’autre grand titre manquant est Dedicated to You but You weren’t Listening. Sur Volume Two, cette ballade fait fonction d’une délicate pause acoustique bienvenue, mais on voit mal comment elle aurait pu être casée dans le set live de SOFT MACHINE sans provoquer de cassure climatique fatale.

Tel quel, le set de SOFT MACHINE tend à illustrer la constance dans le déploiement de force sauvage et viscérale dont le trio était capable sur scène, d’autant qu’il jouait à fort volume, même si le mixage de console livré ici a tendance à en minimiser les effets. (Un enregistrement de salle aurait certainement mieux restitué cet aspect, mais n’en aurait pas forcément été plus écoutable…)

Malgré tout, il est difficile de ne pas être impressionné par l’épaisseur texturale de la musique de SOFT MACHINE sur ce live, dominée par l’orgue “fuzz” visqueux et aigre de Mike RATLEDGE. La basse tout aussi “fuzzée” et incisive de Hugh HOPPER ajoute un grain de curry qui ne passe pas complètement inaperçu dans les conduits auditifs, et pour cause ! Face à ces bâtisseurs de “Loudness War”, Robert WYATT impose un “drumming” leste et foisonnant qui, sans tirer inopinément la couverture à lui, fait montre d’une persistance et d’une inventivité tout aussi remarquable qui trouvent leur point d’orgue lors d’une déviation soliste étendue sur 10:30 Returns to the Bedroom.

Par contre, dans ce contexte fort en décibels, ses vocaux sont mis à rude épreuve et, entre autres imperfections que l’on pourra trouver dans l’interprétation du trio sur ce live, le placement et la justesse du chant ne sont pas les moins décelables. Plus nerveux que sur le disque studio, le chant de WYATT n’a pas la même saveur et, à plusieurs endroits, son chant semble être “à coté” du micro, certainement en raison de “loupés” dans le mixage. Mais il est clair que Robert WYATT émet quelques difficultés à assurer le chant conjointement à son jeu de batterie.

Du reste, certaines parties chantées sur l’album sont ici littéralement occultées : outre l’absence de la récitation du British Alphabet, sans doute trop acrobatique, on notera de même que les paroles de Pig (une apologie du naturisme…) sont passées à la trappe, rendant l’interprétation de la suite Esther’s Nose Job quasi instrumentale, en dépit du maintien des onomatopées vocales de WYATT sur A Door Opens and Closes, un ingrédient qu’il continuera à utiliser encore un peu par la suite, mais dont les futures compositions de ses collègues ne tiendront hélas pas compte.

Quoi qu’il en soit, ce Live at the Paradiso constitue un pendant indispensable au Volume Two, dont il est une sorte de réverbération projetée dans un contexte scénique. Évidemment, certains arrangements n’y sont pas aussi subtils ou travaillés que le disque studio. Ce dernier avait notamment bénéficié du renfort des frères Brian et Hugh HOPPER aux cuivres sur certains thèmes (Hibou, Anemone and Bear, Pataphysical Introduction – Part II, Orange Skin Food…). Sur scène, le trio se livre “à nu”, sans invités ni effets spéciaux de studio, et doit tant bien que mal négocier autrement son interprétation ; c’est ce qui fait l’intérêt d’une telle archive, en plus de la présence de certains morceaux qui ont été (trop ?) vite abandonnés.





 
       

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